Sans titre N° 13

Bien qu’elle ait exposé dans les années 1960 avec les principaux représentants du hard-edge ou de l’art minimal, Agnes Martin n’a que superficiellement à voir avec ces deux courants, se définissant elle-même plutôt comme une « expressionniste abstraite » tardive. Installée à New York en 1957, elle élabore à partir de 1960 des tableaux et des dessins fondés sur la répétition d’un tracé simple et gracile, sur des formats le plus généralement carrés. L’empilement d’ovoïdes oblongs qui organise l’encre Sans titre (1960) est une solution plastique que l’on retrouve dans plusieurs tableaux et dessins des années 1960-1962. Bien que ces motifs ne se touchent pas, le fait qu’ils soient en contact par leurs pointes avec les deux bords verticaux d’une feuille de papier calque assure l’homogénéité et l’unité de la composition. Les grilles carrées faites de rectangles apparaissent quelques années plus tard et vont dominer quantitativement la production d’Agnes Martin jusque dans les années 1980. Formée par le croisement de doubles lignes verticales et de lignes simples horizontales, en une trame très serrée mais ainsi subtilement orientée, la grille de Sans titre nº 13 (1965), est un exemple caractéristique de la façon dont ce type de composition produit, à travers un processus tendant à la dépersonnalisation, un effet souvent comparé à une sorte de voile lumineux mais qui relève plutôt ici d’une nuée clair-obscur : cet impact sensible déjoue la rigueur de la structure, alors que la présence de tirets dans les marges indique bien l’aspect systématique de la répétition du geste consistant à tirer des lignes. Mais la répétitivité elle-même produit un effet de bougé, de tremblé – effet que créaient aussi, dans le dessin de 1960, la variation d’épaisseur de l’encre, produite par le mouvement de la plume, et les empâtements aux butées des formes. Lorsque les œuvres de Martin sont pourvues de titres, ceux-ci (comme Dark River, 1961) évoquent généralement des paysages ou des expériences éprouvées dans la nature, surtout après qu’elle a quitté New York pour s’établir, à partir de 1967, dans une partie semi-désertique du Nouveau-Mexique. À aucun moment il ne s’agit cependant d’en référer strictement à des expériences sensorielles, mais plutôt de suggérer ce que celles-ci permettent – à savoir, pour reprendre les mots de l’artiste, « de ralentir jusqu’à la vitesse où il est possible d’explorer son propre esprit ». Cette mise en condition pour la méditation est opérée d’abord chez l’artiste à travers la concentration répétitive du geste, elle est transmise ensuite au spectateur par la concentration répétitive du regard. Il ne s’agit pas de produire une forme pure, comme au temps des pionniers de l’abstraction, mais de créer les conditions où la pureté est envisageable. Dans son premier texte publié, qui a valeur de manifeste pour l’ensemble de son travail, « La perfection inhérente à la vie », de 1973, Agnes Martin écrit ainsi : « Il faut abandonner l’idée que nous pouvons obtenir ou atteindre la perfection que nous voyons dans notre esprit ou devant nos yeux. Elle est vraiment loin de nous. Nous ne sommes pas plus susceptibles d’y arriver que le nourrisson qui essaie de la manger. Mais notre bonheur se trouve dans ces moments où nous en avons conscience. »

Éric de Chassey

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008