La forme dans la pièce

« La photo a joué pour moi, écrit Martial Raysse, le rôle d’un relais qui, à ses débuts, a pris la forme de ces visages stéréotypés de jeunes femmes des réclames, leitmotiv de notre culture visuelle. […] Je suis préoccupé depuis longtemps par la nécessité […] de substituer aux clichés sociaux mes clichés personnels […]. J’ai pris plus étroitement conscience que mon activité constitue une réflexion sur le langage visuel. C’est-à-dire qu’elle consiste à visualiser une hypothèse de travail… ce n’est que cette démonstration qui réalise, au sens de donner réalité. Ainsi, il m’a paru important de démontrer la proposition suivante : une forme doit être indépendante des contingences de sa représentation, et son authenticité se mesure à sa propension à s’exercer sur tout état ».

Cette déclaration de principe, extraite d’une affiche-manifeste publiée par la galerie Alexandre Iolas, à Paris, en septembre 1969 (pour l’exposition de Raysse intitulée « Une forme en liberté »), décrit très précisément le processus d’abstraction, ou de stylisation, auquel se livre celui pour lequel l’« hygiène de la vision » devient l’objectif premier : ce processus va du visage, encore très identifiable comme tel, de Marie-Lou au contour schématisé à l’extrême de La Forme dans la pièce, archétype d’une silhouette féminine bien près de devenir un signe, c’est-à-dire une forme quasiment arbitraire, ou, à tout le moins, radicalement émancipée de la réalité dont originellement elle procède : c’est-à-dire, pour Raysse, une « forme en liberté ». Si le premier dessin s’inscrit encore dans le réalisme photographique d’inspiration pop qui était la marque de fabrique de Raysse dans les années 1960 (rouge, la beauté de magazine à moitié éclairée de Marie-Lou renvoie à celle, verte, de Made in Japan, 1964, de la collection du Musée), le second ouvre clairement la voie aux recherches plus expérimentales de l’artiste dans les années 1970. Esquisse préparatoire ou note-souvenir, il figure une grande forme au sol, faite de papiers kraft empilés, effectivement présentée à la galerie Iolas en 1968 dans l’exposition « 3 jours, 3 Martial Raysse ». Cette forme-archétype – pur signe émotionnel – sera déclinée « en liberté », de diverses manières, dans des matériaux variés et sur de multiples supports entre 1968 et 1970 : découpée dans une couverture et dans une toile cirée, projetée sur les nuages (à l’occasion du festival anniversaire du Nouveau Réalisme, à Milan, en 1970), imprimée comme un hiéroglyphe mystérieux sur une pleine page du journal new-yorkais Village Voice du 19 février 1970… Le Musée en possède une version à projeter (Forme en liberté, 1969). Image de transition, elle figure encore en 1972 dans le portfolio des Six images calmes, qui est le prélude à la transformation radicale du travail de Martial Raysse – dont l’on ne prendra pleinement la mesure qu’en 1974, à l’occasion de l’exposition « Cocomato », rue du Dragon, à Paris.

Didier Semin

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008