La Chute de Phaéton, char du soleil
[1905 - 1906]
La Chute de Phaéton, char du soleil
[1905 - 1906]
Domaine | Dessin |
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Technique | Aquarelle et mine graphite sur papier |
Dimensions | 62,5 x 47,7 cm |
Acquisition | Dation, 1994 |
N° d'inventaire | AM 1994-82 |
Informations détaillées
Artiste |
André Derain
(1880, France - 1954, France) |
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Titre principal | La Chute de Phaéton, char du soleil |
Date de création | [1905 - 1906] |
Domaine | Dessin |
Technique | Aquarelle et mine graphite sur papier |
Dimensions | 62,5 x 47,7 cm |
Inscriptions | Cachet en bas à droite : ATELIER / ANDRE DERAIN. Non signé, non daté |
Acquisition | Dation, 1994 |
Secteur de collection | Cabinet d'art graphique |
N° d'inventaire | AM 1994-82 |
Analyse
Pour comprendre la méthode de travail et la culture visuelle des peintres fauves, l’album dit « fauve » de Derain constitue un témoignage exceptionnel, tant par sa rareté et l’importance des informations qu’il fournit que par la variété et la beauté de ses dessins : 152 en tout, dont 86 au crayon, 34 à l’encre, 19 au fusain, 13 à l’aquarelle ou à la gouache, sous une couverture peinte de motifs floraux et abstraits qui, en eux-mêmes, expriment la réflexion théorique du jeune peintre, poussée à un point d’intensité extrême, aux frontières entre abstraction et figuration. Au sein du carnet, quelques dessins de figures abstraites, parfois exécutées au compas, coexistent avec de nombreuses scènes de rue, des portraits, des études de nus, de plantes, d’animaux, de paysages des bords de Seine (dont la péniche reproduite ici), des esquisses pour des compositions futures (notamment pour un lit en bois sculpté au printemps 1906), ainsi qu’une série d’études d’après des œuvres d’art célèbres. Ces copies, étudiées par Michael Parke-Taylor, portent pour l’essentiel sur des tableaux du Louvre (Delacroix, Ingres, Rubens, Titien, des têtes romaines et égyptiennes), ainsi que sur des moulages de la statuaire antique (le Torse du Belvédère, les cariatides du trésor de Siphnos). La variété iconographique et stylistique de l’ensemble permet de situer l’utilisation du carnet entre 1904 et 1906, années décisives où, revenu du service militaire, Derain a progressivement distendu les liens d’amitié quasi fusionnelle qui le liaient à Vlaminck depuis 1900 et s’est rapproché de Matisse, avec lequel il a passé une partie de l’été 1905 à Collioure : de cette communauté intellectuelle et plastique entre deux peintres que dix ans séparaient, on sait qu’est né le fauvisme, dont l’un et l’autre furent les véritables moteurs, entre 1905 et 1907.
Une contradiction traverse l’œuvre de Derain à cette époque : d’un côté, la volonté de synthétiser une culture universelle, puisée dans les musées et dans les livres ; de l’autre, la tentation de la table rase, pour dessiner, peindre et sculpter en sauvage. D’où une hésitation incessante entre l’étude patiente, à la manière de l’étudiant des beaux-arts qu’il ne fut jamais, et la déconstruction violente, possédée par un prophétisme d’avant-garde. La grande aquarelle La Chute de Phaéton (dont il existe également une version à l’encre) reflète cette tension, au même titre que beaucoup de copies de l’album « fauve ». Des réminiscences s’y font jour, qui pourraient évoquer une œuvre classique, mais qui mènent également du côté d’Odilon Redon (avec lequel Derain a dîné chez Vollard en août 1906) et de Gustave Moreau – l’aquarelle de ce dernier sur le même thème, au Salon de 1878, avait précisément été admirée par Redon comme « une conception pleine de hardiesse, qui a pour objet la représentation du chaos ». Chaos : c’est aussi l’impression qui ressort du traitement de ces réminiscences par Derain, dans une composition violemment schématique, à peine esquissée au crayon puis hâtivement couverte de couleurs – des taches blanches jetées sur le fond bleu en guise d’étoiles, des quasi-ratures pour figurer le char, les chevaux, la figure précipitée dans l’espace –, de sorte que les dimensions monumentales de la feuille ne font que rehausser son caractère paradoxalement illisible et brouillon, aux antipodes de l’ut pictura poesis académique.
L’aquarelle est alors pour Derain un médium privilégié : tandis que Matisse s’en tient à une pratique plutôt classique, où la dilution de la couleur contraste avec l’intensité brillante de ses huiles, Derain a cherché à associer, sur des feuilles de dimensions souvent assez importantes, la transparence liquide de l’aquarelle à une extrême puissance chromatique, analogue à celle de la peinture à l’huile, en concentrant ses pigments au maximum, tout en ménageant de larges zones non peintes pour jouer de la luminosité du papier. Cet usage de la réserve est particulièrement efficace dans Les Filles, où la couleur suit rarement les minces traits de contour au crayon : les visages de gauche ou le bras droit de la danseuse au centre sont avant tout délimités par l’éclat des nappes de couleurs (ou de noir) qui les cantonnent. Tour de force chromatique : l’armature rythmique des zones de noir pur (notamment la flaque de la coiffure, au centre) évite à l’ensemble de sombrer dans la cacophonie et lui confère paradoxalement son éclat.
D’une composition allégorique comme La Chute de Phaéton à des notations de bords de Seine ou de maisons closes qui semblent faire écho aux romans érotico-naturalistes de son ami Vlaminck, Derain explore tous les sujets, non pour en faire le répertoire, mais plutôt pour pousser à sa limite la tension entre la dimension narrative (et donc fantasmatique) des images et l’expressivité autonome de la forme – utopie qu’il formule en ces termes dans une de ses lettres de Londres, à Matisse, en mars-avril 1906 : « Dans ces derniers temps, nous avons tous eu une révélation extraordinaire au point de vue de l’art, c’est cette découverte du monde de la matière qui vit à notre gré, par l’esprit de la transposition. Nous sommes peut-être une génération heureuse en ce sens qu’elle est peut-être la seule qui se soit aperçu que la pierre, la couleur, etc., n’importe quelle matière en laquelle se complaît l’esprit humain, avait une vie propre, indépendante de ce qu’on lui faisait représenter ».
Rémi Labrusse
Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008