Exposition / Musée
Voyage(s) en utopie, Jean-Luc Godard, 1946-2006
à la recherche d'un théorème perdu
11 mai - 14 août 2006
L'événement est terminé
Le visiteur est invité à une réflexion poétique et philosophique grâce à une méthode de rapprochements - montage d'images empruntées à l'histoire de l'art et du cinéma, à l'actualité et à ses propres films. "Voyages en utopie" est une invitation à un voyage intime perméable aux séismes du monde. C'est de la tension entre ces deux pôles - fiction autobiographique et constat documentaire - que jaillit la poésie.
Pour beaucoup, le nom de Jean-Luc Godard est devenu aussi mythique que celui de Picasso. Tous deux ont imposé une révolution du regard au 20e siècle. Poursuivant une démarche originale depuis les années 1960, et tout en se nourrissant inlassablement des grandes œuvres du passé, Godard a changé notre manière de voir et d'écouter un film. Son style, reconnaissable entre tous, remet en question de façon radicale la narration classique et joue, sur l'image et dans la bande son, de citations de philosophes ou de poètes, de tableaux et d'extraits de films. Il est devenu une signature de la modernité. Proche, par la conception et l'esprit, de ses monumentales Histoire(s) du cinéma, réalisées entre 1988 et 1998, Voyage(s) en utopie, comme les films du cinéaste qui bousculent le spectateur dans la simple réception passive d'une histoire, propose au visiteur les éléments d'un collage aux multiples associations possibles. Films, séquences de films, tableaux, images, autant de signes dont se nourrit l'imaginaire du réalisateur et dont il revient à chaque visiteur de nourrir sa propre réflexion ou sa propre rêverie. Voyage(s) en utopie est une œuvre de Godard qui ne se projette pas sur un écran mais se déploie dans l'espace.
Une saturation de signes magnifiques
« une saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumière de leur absence d'explication ». Peut-être le meilleur sésame pour ce(s) Voyage(s) en utopie se trouve-t-il dans cette définition que donnait, en 1993, le cinéaste portugais Manoel de Oliveira de ce qu'il aimait « en général au cinéma ». La formule avait plu à Jean-Luc Godard au point qu'il l'avait reprise dans For Ever Mozart, 1996. Que trouve-t-on aujourd'hui dans cette exposition inclassable, « installation » par bien des aspects, « environnement » par d'autres, sinon « une saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumière de leur absence d'explication » ?
Qu'il n'y ait pas d'explication ne veut pas dire qu'il n'y a pas de sens. Au visiteur, perplexe au premier abord devant le caractère confus du dispositif ou l'atmosphère cacophonique de kermesse, d'interroger les signes. À lui d'opérer des rapprochements, de donner libre cours à la poésie de son esprit, de saisir l'humour (souvent grinçant) du cinéaste et de retrouver peut-être le sens de l'œuvre. Les deux oliviers, par exemple, placés à l'entrée, sont-ils signe de la Grèce, mère de la tragédie et de cette Odyssée dont Le Mépris, 1963, raconte le tournage ou bien signe de la terre palestinienne dont la cause a inspiré Ici et ailleurs, 1974 ? Les signes sont parmi nous. Au visiteur de les interpréter.
Ce qui frappe, dès avant d'entreprendre ce(s) voyage(s), c'est l'aspect délibérément inachevé de ce qui est proposé au visiteur. Comme si le temps avait manqué. On dirait un chantier précipitamment quitté la veille du vernissage, en plein travail. Le temps a manqué pour effacer les lignes au crayon qui balisent les textes au mur, ou pour corriger un trait de marqueur maladroit, devenu accent fautif. Le temps a manqué pour boucher les trous, finir les peintures, remiser les écrans inutilisés, déblayer les gravats hâtivement repoussés sous un lit de fortune. Et, dans la précipitation, on aurait même oublié de retirer la table de travail, l'échelle et le balai.
Avant-hier
Voyage(s) en utopie est né d'un projet, « Collage(s) de France, archéologie du cinéma, d'après JLG », abandonné en février 2006 « en raison, nous indique un panneau raturé à l'entrée, de difficultés artistiques, techniques et financières ». C'est à cette exposition, qui n'a pas vu le jour, qu'est consacrée la première salle. Les maquettes de certaines des neuf salles imaginées alors par le cinéaste occupent le centre de l'espace. Il faut être attentif au titre des salles, au titre des livres cloués, aux textes (Georges Bataille, André Malraux, Hannah Arendt, Emmanuel Levinas) collés sur les parois des maquettes, aux reproductions de tableaux, aux assemblages : ce projecteur, par exemple, sur un tapis persan qui déroule le premier film de Charlot et ce petit texte d'André Malraux sur la face externe de la maquette. Tous ces éléments sont autant de signes à déchiffrer, d'éléments d'un puzzle immense (telle cette phrase démembrée de Bergson que le visiteur doit recomposer sur le sol des trois salles). Un grillage de chantier, animé du célèbre No trespassing (« Défense d'entrer ») de Citizen Kane, protège certains éléments qui devaient occuper les salles de « Collage(s) de France » ; on les retrouve parfois, en réduction, dans les maquettes. On peut aussi repérer dans l'empilement (« Baby Lone »), en petites vignettes, les trois œuvres originales du Musée national d'art moderne, exposées à l'entrée. Référence à la peinture, sur le plus petit écran de l'exposition, à la tête du lit défait, on devine à peine un dessin de Goya (extrait de King Lear, 1987), que Godard a refilmé pour l'occasion, et clairement visible sur un écran vertical tout près : un vieillard appuyé sur deux cannes, avec sa légende Aún Aprendo (« J'apprends encore »). Espagnol comme Goya, Paco Ibáñez chante Un mundo al revés (« Un monde à l'envers »...). Sur le mur qui fait face aux éléments de « Collage(s) de France » sept petits écrans donnent en continu les films que Godard avait réservés à cette exposition. Le plus long, Vrai Faux Passeport passe également sur un écran plus grand, derrière le train électrique, avec un fauteuil pour plus de commodité.
Ce train est peut-être un clin d'œil à celui qui, entrant en gare de la Ciotat, avait provoqué une mémorable frayeur chez les spectateurs du boulevard des Capucines, lors de la première projection publique en décembre 1895. C'est aussi « ce merveilleux petit train électrique » qu'est pour Godard le cinéma. C'est, en tous cas, le signe d'un va-et-vient, d'une communication entre les deux salles, entre « Avant-hier » et « Hier ».
Hier
Nous ne quittons pas encore le souvenir de « Collage(s) de France ». Sur le mur mitoyen entre les deux salles, neuf écrans passent des extraits de films de JLG ou d'Anne-Marie Miéville. Un cartel sous chaque écran reprend les sous-titres des salles de « Collage(s) de France ». Si la relation entre les extraits de film et les notions « Fable », « Montage », « Rêverie », etc. est parfois immédiate, elle est aussi parfois plus difficile à saisir. Quant aux autres écrans de la salle, ils constituent comme la cinémathèque de cœur du cinéaste : sont représentés les pères spirituels de la Nouvelle Vague : Fritz Lang, Roberto Rossellini, les aînés Jean Renoir, Sacha Guitry, Robert Bresson, les grands frères ou les amis Jacques Becker, Jean-Pierre Melville, les films inlassablement cités Johnny Guitar... C'est l'univers immense du cinéma.
Aujourd'hui
On comprend qu'aucun tunnel n'est plus percé pour assurer au train le passage entre la salle « Hier » et la salle « Aujourd'hui ». La télévision est au cœur de l'espace, avec deux écrans, nouvelles tables de la Loi, diffusant en continu TF1 et Eurosport. Sérénade sans espoir chante Rina Ketty Cette dernière salle est un appartement éclaté avec chambre, cuisine, bureau et salon : l'écran de télévision surdimensionné est partout. Le porno s'étale sur la table de la cuisine ; la chair n'y est plus que viande et la sexualité scène d'abattoir. L'écran peut même devenir l'oreiller qui accueille nos rêves (le divan de Freud est juste à côté), quitte à ce que nous nous endormions sur la violence des guerres, alors que les belles paroles du siècle : « plus jamais ça », « l'appel de Stockholm », « les lendemains qui chantent » ne pèsent pas lourd sur la balance Dans Histoire(s) du cinéma, Godard déclarait : « Et si la télévision a réalisé le rêve de Léon Gaumont : apporter les spectacles du monde entier dans la plus misérable des chambres à coucher, c'est en réduisant le ciel géant des bergers à la hauteur du Petit Poucet ». L'échafaudage du chantier abandonné gît sur le flanc. Est-ce le signe qu'il n'y a plus d'élévation ? Dernière pièce énigmatique du vaste puzzle, le panneau des croix, interrogation ardue pour de nombreux visiteurs ou, pour certains, provocante Peut-être la prise électrique, en haut, qui pend inutile, signifie-t-elle que le panneau est resté à l'état d'inachèvement Godard n'a pas pu y mettre un point final.
L'œuvre d'ailleurs s'achève-t-elle ? Visibles seulement de la rue, la reproduction démultipliée d'un Matisse et la phrase célèbre d'André Bazin au sujet du cinéma : « la robe sans couture de la réalité » signe définitivement l'absence de clôture et le caractère d'œuvre prise dans l'effervescence de son enfantement.
Quand
11h - 21h, tous les jours sauf mardis