Débat / Rencontre
Selon Georges Didi-Huberman
Hors-Je
16 mai - 8 juin 2012
L'événement est terminé
Georges Didi-Huberman, philosophe et historien de l'art, est invité à partager ses réseaux et ses affinités, à donner le « ton » à une série de soirées à la façon d'un catalyseur ou d'un dénominateur furtif.
SELON GEORGES DIDI-HUBERMAN
HORS-JE
DU 16 MAI AU 8 JUIN, 19H, PETITE SALLE, GRANDE SALLE, CINÉMA 1
Georges Didi-Huberman, philosophe et historien de l'art, est invité à concevoir
une série de soirées mettant en lumière certaines de ses préoccupations et
recherches actuelles.
"Ce serait une série de rencontres pour que la question de "je" – qui prend la
parole ? Qui est au centre de l'histoire ? Qui s'émeut ? Qui capte l'attention
? Qui prend le pouvoir ? – passe, autant que faire se peut, à l'arrière-plan.
Pour que le travail, travail des gestes, des images ou des mots, prenne
lui-même la parole. Il semble plus que jamais difficile, aujourd'hui où
s'exacerbe le règne du fétichisme des marchandises spectaculaires, de faire une
histoire de l'art sans noms propres, ou du moins sans que les noms propres
n'occupent tout le terrain de la reconnaissance. "Il est plus difficile
d'honorer la mémoire des sans-noms (Namenlosen) que celle des gens reconnus
[passage biffé par Benjamin : fêtés, les poètes et les penseurs ne faisant pas
exception]. À la mémoire des sans-noms est dédiée la construction historique".
C'est ce qu'écrivait Walter Benjamin en marge de ses fameuses "Thèses sur le
concept d'histoire" en 1940. On voudrait donc susciter quelques rencontres au
cours desquelles la question des sans-noms devienne un enjeu historique (avec
Arlette Farge), philosophique (avec Patrice Loraux), théâtral (avec Évelyne
Didi), cinématographique (avec Wang Bing), plastique (avec Harun Farocki ainsi
qu'avec Alfredo Jaar, aux côtés de Hervé Joubert-Laurencin) et poétique".
Georges Didi-Huberman
Georges Didi-Huberman enseigne à l'École des hautes études en sciences sociales
(EHESS) et est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages parmi lesquels les titres
suivants : Invention de l’hystérie. Charcot et l’Iconographie photographique de
la Salpêtrière (Macula, 1982, nouvelle édition 2012) ; La Peinture incarnée
(Minuit, 1985) ; Devant l’image. Questions posées aux fins d'une histoire de
l'art (Minuit, 1990) ; Fra Angelico. Dissemblance et figuration (Flammarion,
1990) ; La Ressemblance informe, ou Le gai savoir visuel selon Georges Bataille
(Macula, 1995) ; L’Image survivante - Histoire de l’art et temps des fantômes
selon Aby Warburg (Minuit, 2002) ; Images malgré tout (Minuit, 2004) ; L'Image
ouverte. Motifs de l'incarnation dans les arts visuels (Gallimard, 2007) ; ou
encore la trilogie L'Œil de l'histoire (Tome 1, Quand les images prennent
position, Minuit, 2009 ; Tome 2, Remontages du temps subi, 2010 ; Tome 3, Atlas
ou le gai savoir inquiet, 2011), ainsi que Ecorces (Minuit, 2011).
Par Georges Didi-Huberman, philosophe et historien de l'art
"Ce qui nous meut, nous met en mouvement devant certaines images (certaines
oeuvres d’art) ou certaines phrases (certains livres), c’est bien souvent, tout
simplement, ce qui nous y émeut. Par-delà l’évidence et l’expérience de chacun,
il y aurait une façon philosophique – ni narcissique, ni consensuelle – de
penser cette motion, cette émotion. Par exemple en rappelant comment Gilles
Deleuze parlait de son rapport à la peinture, quand l’expérience esthétique ne
pouvait être pensée hors d’une émotion directement articulée au motif éthique
de la troisième personne : « L’émotion ne dit pas ‹ je ›. […] On est hors de
soi. L’émotion n’est pas de l’ordre du moi, mais de l’événement.
Il est très difficile de saisir un événement, mais je ne crois pas que cette
saisie implique la première personne. Il faudrait plutôt avoir recours, comme
Maurice Blanchot, à la troisième personne, quand il dit qu’il y a plus
d’intensité dans la proposition ‹ il [ou elle] souffre > que dans ‹ je souffre
>.» Si l’émotion ne dit pas « je », c’est parce qu’elle réunit dans un même
événement expressif les deux « autres » dont le « je » ignore généralement
qu’il est tout entier traversé, donc dépendant : disons, pour simplifier,
l’autre-dedans qui donne à l’émotion sa profondeur, et l’autre-dehors qui lui
donne son ouverture. Deleuze ne faisait ici que prolonger une réévaluation
philosophique de l’émotion comme mouvement virtuel selon Bergson, vécu
intentionnel selon Husserl, ouverture au monde selon Sartre et Merleau-Ponty,
dialectique du désir selon Freud, jusqu’à cette puissance ou « pouvoir d’être
affecté » sur laquelle il avait lui-même réfléchi à partir de Nietzsche et de
Spinoza.
Le pas nouveau, c’est qu’avec une émotion qui ne dit plus « je », nous voici
désormais sur un terrain où le pathos n’est plus pensable en-dehors de sa
situation dans l’éthos. Voici donc que l’émotion, que ce soit dans l’ordre
pathique de la souffrance réelle ou dans l’ordre esthétique de notre relation
aux images, vient à la rencontre du souci éthique, pour le mettre en danger ou
bien le mettre en oeuvre, c’est selon. Les tout premiers paragraphes des Minima
Moralia se révèlent, à cet égard, fort significatifs : Theodor Adorno y
exigeait, en effet, que l’émotion éprouvée devant la réalité écrasante des
camps d’extermination nazis n’immobilisât pas le sujet dans sa « lamentation »,
mais sache remettre sa libre pensée en mouvement, en dépit du fait que ce
mouvement dialectique dût frayer, comme le voulait déjà Hegel, avec l’«
absoludéchirement » de la mort.
Ce qu’Adorno récusait là — politiquement aussi bien que moralement — n’était
pas l’émotion en tant que telle, et pas même le fait de « se lamenter » en soi.
Ce qu’il récusait était bien l’émotion qui dit « je », la lamentation qui se
lamente sur soi. On aurait bien tort d’interpréter chez Adorno le recours à la
dialectique hégélienne comme un travers d’intellectualisme ou de spiritualisme
« anti-émotifs ». C’est le contraire qui est vrai, comme on peut le lire en
toute clarté dans une page ultérieure des Minima Moralia : « Croire que la
pensée puisse tirer profit du déclin des émotions grâce à l’objectivité qui la
caractérise, ou qu’elle n’ait rien à craindre de ce déclin, fait déjà partie du
processus d’abêtissement. […] une chance donnée pour que « le travail lui-même
prenne la parole ». (Walter Benjamin) Chaque mouvement de notre imagination
n’est-il pas engendré par le désir qui, déplaçant les éléments de ce qui
existe, les transcende pour ne pas les trahir ? La plus simple des perceptions
ne se forme-t-elle pas à la peur de la chose perçue ou au désir pour cette
chose ? » Il y a aussi, dans la Dialectique négative, cet aphorisme qui saura
rendre au pathos sa puissance sur le terrain même du logos et de l’éthos : « Le
besoin de faire s’exprimer la souffrance est condition de toute vérité. »
C’est pourquoi je voudrais tenter de placer ce « Selon Georges Didi-Huberman »
loin de toute tentative d’autoportrait, d’autoconfirmation — par le biais d’un
inévitable réseau de connivences —, bref, de toute affirmation du type Ce que
je crois. C’est pourquoi ce « Selon » ne sera qu’un « Selon hors-je ». Il ne
s’agit pas de modestie, mais d’une chance donnée pour que « le travail lui-même
prenne la parole » (selon la belle expression utilisée par Walter Benjamin dans
son texte sur « L’auteur comme producteur »). J’ai donc invité des artistes,
des historiens et des penseurs pour qui la dimension d’impersonnalité semble
particulièrement opératoire.
Tous ces invités, à n’en pas douter, parleront — ou montreront des oeuvres —
selon une émotion de la pensée ou de l’image dégagée de tout sentimentalisme
comme de tout sensationnalisme. Si l’émotion ne dit pas « je », cela signifie
qu’il devrait être possible de mettre en oeuvre, esthétiquement et
politiquement, une véritable mise en commun des émotions. Une mise en commun
seulement pensable, comme le proposait Roberto Esposito, à la « troisième
personne », cette médiation nécessaire pour ouvrir les émotions à la dimension
collective : pour en faire l’« affaire de tous », fût-ce sous l’espèce
passablement cruelle de ce qu’Aby Warburg nommait un jour le « trésor de
souffrances » (Leidschatz) de notre histoire et de notre culture."
Rencontres
Mercredi 16 mai : Alfredo Jaar, Pier Paolo Pasolini, avec Hervé
Joubert-Laurencin.
Mercredi 23 mai : Arlette Farge, Faire l’histoire des sans –noms.
Jeudi 24 mai : Évelyne Didi, Théâtre sans soi.
Mercredi 30 mai : Georges Didi-Huberman sur Wang Bing, L’Homme sans nom.
Jeudi 31 mai : Patrice Loraux, Une autobiographie de philosophe, forcément
impersonnelle
Vendredi 8 juin : Harun Farocki, Gestes de guerre.
Renseignement :
Christine Bolron, 01 44 78 46 52, christine.bolron@centrepompidou.fr
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Quand
tous les jours sauf mardis