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Entretien avec Chiara Parisi

Directrice du Centre Pompidou-Metz et co-commissaire de l'exposition « Suzanne Valadon. Un monde à soi »

Est-ce que le fait d'être une femme a eu une influence sur l'œuvre de Valadon ?

Chiara Parisi : Lorsqu’on regarde l’œuvre de Suzanne Valadon, on est frappé par un dilemme fondamental : si elle s’empare des thèmes traditionnels de la peinture académique (c’est particulièrement vrai entre 1909 et 1914), ses choix iconographiques et sa manière de peindre tranchent avec les siècles de peinture qui l’ont précédée. Et aussi ce contraste est ce qui rend son travail si fascinant. D'un côté, elle utilise des thèmes académiques, souvent ancrés dans la tradition et les conventions de son époque, mais, de l'autre, elle les transforme et les fait siens d'une manière inédite. Par son regard unique et sa technique audacieuse, elle déstabilise les codes traditionnels et introduit une forme d'intimité brute et une subjectivité rarement vues dans les œuvres de ses prédécesseurs. En se démarquant ainsi, Valadon semble jongler entre respect et subversion des traditions picturales, en particulier quand elle aborde des sujets comme le nu féminin.

Quelle influence son genre a-t-il eu dans le domaine du nu ? 

CP : Son œuvre est à la fois une continuité et une rupture. Chez Valadon, le regard change, il est direct et invite le spectateur à voir au-delà de la surface du sujet. Ses corps sont libres et audacieux. En 1909, elle réalise Adam et Eve (1909), grande toile biographique dans laquelle elle se représente (active) aux côtés d’André Utter (passif), son futur mari et alors amant de vingt ans son cadet. On cite souvent cette toile comme la première de l’histoire peinte par une femme à montrer le corps d’un homme nu de face, geste d’autant plus outrancier que ce corps est désiré et érotisé par la peintre. Une photographie d’époque montre que les feuilles de vigne recouvrant le sexe d’Utter ont été ajoutées tardivement. Quelques années plus tard, lorsqu’elle présente Le Lancement du filet (1914) au Salon des Indépendants de 1914, un tableau monumental représentant André Utter nu comme un éphèbe dans trois positions différentes, la critique lui réserve un accueil féroce : « Suzanne Valadon connaît bien les petites recettes, mais simplifier ce n’est pas faire simple, vieille salope !  » dira Arthur Cravan dans le quatrième numéro de la revue littéraire Maintenant. Si dans sa version finale, le sexe d’Utter est caché par une corde, des esquisses préparatoires montrent là encore que cet ajout fut tardif. Par la suite, Valadon s’adonnera surtout à une iconographie centrée sur les nus de femmes et d’enfants. 

Ces deux épisodes font d’elle l’anticipatrice absolue des mouvements féministes de libération des corps. Les écrits d’Elizabeth Lebovici sont éclairants pour penser l’approche radicale du nu (masculin comme féminin) dans l’œuvre de Valadon. Déjà, du point de vue de la langue, il y a des limites à notre manière de penser le nu. Puisqu’en français, il n’y a qu’un mot pour parler du nu : le nu. En anglais, on différencie nude et naked, qu'on pourrait traduire par « la nudité » et « le nu ». La nudité, d’un côté, répond à des codes traditionnels. Elle adhère à une idéologie classique, le modèle pose consciemment, et ne se dévoile donc que partiellement. Tandis que dans le nu, de l’autre côté, est charnel, « vrai ». Il n’y a pas d’alibi ; le modèle est « exposé » en tant qu’individu, et pas seulement en tant que sexe. C’est là que se joue la transgression principale chez Suzanne Valadon. 

Quelle place prend-elle aujourd’hui dans l’histoire de l’art ? 

CP : Valadon a vécu à une époque charnière pour l’émancipation des femmes sur un plan social, politique et artistique. Au risque de l’anachronisme, on pourrait même dire qu’elle est une artiste du 21e siècle. Aujourd’hui, les résistances ne sont pas les mêmes, mais de nombreuses artistes de la scène contemporaine continuent d’utiliser la peinture comme un espace politique. Lorsqu’Apolonia Sokol se représente nue, cicatrice et poils sous les bras apparents, ou qu’elle peint le portrait collectif d’un groupe de femmes transgenres, nues et habillées, elle adopte une stratégie comparable à celle que Suzanne Valadon avait mise en place un siècle plus tôt : montrer des corps qui avaient été exclus de la grande histoire de la peinture. Dans son dernier autoportrait, en 1931, Valadon montrait dans un réalisme impitoyable son propre corps nu, le regard fier et sévère. En cassant les codes des hommes et en imposant une subjectivité féminine sans compromis, elle fait écho aux mouvements actuels de réappropriation de l'image et de l'identité. C’est là un anachronisme fertile qui nous invite à voir son œuvre sous un jour nouveau, comme celle d’une artiste en avance sur son temps, et que les artistes, plusieurs générations après elle, ne saisiront pleinement que plus tard. 

Son genre a-t-il influencé la réception de son œuvre ? 

CP : Suzanne Valadon a joui d’une pleine reconnaissance dès le début de sa carrière. En 1894, elle est l’une des rares femmes admises à la prestigieuse Société nationale des Beaux-arts. Cependant, en 1894, pour présenter ses dessins au Salon de la Société nationale des Beaux-arts, elle devrait être cooptée pour y exposer. Elle se tourne d’abord vers Puvis de Chavannes, qui avait participé à la refondation du Salon, mais il lui rétorque qu’elle n’est qu’un modèle et pas une artiste. Cet épisode est symbolique pour comprendre les freins que Valadon rencontre au début de sa carrière. C’est grâce à la recommandation du sculpteur Albert Bartholomé, qu’elle finit par être acceptée au Salon. Dans la lettre de recommandation qu’il adresse au Salon, il ne fait pas mention du passé de modèle de Valadon. Cet élément indique les préjugés négatifs associés à l’exercice de modèle.  

À partir de 1913, elle collabore avec la galerie Berthe Weill qui présente son travail dans plusieurs expositions collectives. Plusieurs expositions lui sont consacrées de son vivant. En 1926, le musée du Luxembourg reçoit de la part de Lord Joseph Duveen le don de son œuvre La Chambre bleue (1923). Enfin, malgré des premières réticences et alors qu’elle bénéficie d’une grande notoriété, elle participe chaque année depuis 1933 et jusqu’à la fin de sa vie aux expositions annuelles des FAM (Femmes Artistes Modernes). La Chambre Bleue est un exemple parlant de la réception positive que lui réserve la critique et les institutions à l’époque. L’œuvre renouvelle les Odalisques d'Ingres (1814) et les mauvais lieux de Lautrec, ce qui lui offre une grande reconnaissance. Ce nu ni idéalisé ni érotisé peut-être vu comme une œuvre féministe.  

Pourtant, après sa mort et jusqu’à une époque plus récente, son œuvre a parfois été méconsidérée, sans doute en raison de son genre et du caractère romanesque du « trio maudit » auquel elle a été associée avec Maurice Utrillo et André Utter, ce qui a parfois éclipsé l’importance de son œuvre dans l’histoire de l’art.  

En 1967, le Musée National lui consacre une rétrospective, à l’occasion de laquelle le critique d’art Bernard Dorival qualifie Valadon de « la plus grande et la plus virile de toutes nos femmes peintres », et « la plus géniale » d'entre elles, assimilant de façon ‘violente’ grandeur et virilité. Cette terminologie masculine, communément reprise par la critique après la mort de Valadon, a participé à faire d’elle une exception par rapport à ses contemporaines. Une relecture de son œuvre à l’aune des études féministes a été essentielle pour la reconsidérer dans l’entièreté de son écosystème artistique, social et politique.