Introduction
De la lettre à l'image
La lettre, élément d’une chaîne
La lettre a pour particularité de n’avoir aucune signification, de même elle n’est pas un son qui fait sens. Graphie sans lien avec le visuel ou l’expérience, au contraire des idéogrammes, elle n’existe que comme élément d’une chaîne. L’Occident, qui l’a vue comme un outil abstrait, fut même fier de sa pauvreté sémantique, signe d’un grand progrès par rapport aux autres scripts. Pourtant, la lettre n’a pas toujours été prisonnière de la linéarité de l‘écriture.
Ainsi, côté poésie, fait-elle depuis l’Antiquité cause commune avec les mots pour créer des images. Les premiers poèmes-dessins sont attribués à Simmias de Rhodes, poète grec du 4e siècle avant Jésus-Christ. Ses textes en forme de hache ou d’ailes seraient les premiers poèmes figurés, ancêtres des calligrammes. Le dessin par Rabelais de sa dive bouteille fait aussi partie des exemples célèbres. Au 16e siècle apparaissent, de façon furtive, les premiers vers libres. Au début du 19e siècle, avec la Restauration et la Monarchie de Juillet, la presse satirique s’amuse à agglomérer les lettres pour représenter, en forme de poire, la tête du roi Louis-Philippe.
Côté image, la lettre connaît son âge d’or au Moyen Âge avec l’enluminure, où moines et scribes en font le prétexte à des univers − lettres-fleurs, lettres-animaux, lettres-hommes, lettres-objets −, sans oublier les nombreux alphabets, du plus raffiné au plus cocasse.
Tout ceci néanmoins est considéré à l’époque comme de « l’enfantillage ». Car si la peinture de chevalet découle des enluminures, ce n’était pas pour revenir à des mondes en miniature. En poésie, le vers est strict et doit respecter les rimes, les pieds et les strophes. Le poème figuré n’apparaît que comme un exercice ludique ou une prouesse virtuose. Cependant, la typographie commence à prendre sa place et à créer des effets de sens.
La révolution mallarméenne
Au milieu du 19e siècle, le poème en prose et le vers libre s’affranchissent des règles de la poésie classique avec Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud et les poètes symbolistes. Fin du 19e siècle se fait jour une écriture poétique dont le pouvoir de suggestion tient autant à la musique, au dessin qu’à la typographie. Pour les historiens et les poètes, c’est à Stéphane Mallarmé qu’il revient d’avoir donné une réalité poétique à toutes ces tentatives. Certains artistes contemporains, comme Marcel Broodthaers, le considèrent même comme étant à l’origine de l’art d’aujourd’hui.
En mai 1897, Un coup de dés jamais n'abolira le hasard paraît dans la revue Cosmopolis, en onze doubles pages, avec des plages blanches entre les mots et les vers. Mallarmé substitue à l’ordre syntaxique des mots le rythme de la pensée et de la rêverie.
Dans le prolongement de la révolution mallarméenne du vers libre, Filippo Tommaso Marinetti et Guillaume Apollinaire, notamment, développent leurs propres formes d’expression : Marinetti avec ses Mots en liberté nés d’une théorie de l’écriture qui supprime toute syntaxe ; Apollinaire avec ses Calligrammes où l’espace et le dessin des mots bouleversent la présentation du poème.
Le grand chambardement des arts plastiques
Contrairement à la première impression sur la peinture de chevalet, la lettre n’en est pas tout à fait absente. Comme l’écrit Michel Butor : « Des mots dans la peinture occidentale ? Dès qu’on a posé la question, on s’aperçoit qu’ils y sont innombrables, mais qu’on ne les a pour ainsi dire pas étudiés. » Mots intégrés à l’espace pictural − signature de l’artiste, phrase biblique, nom du donateur ; mots à décrypter dont la mission est de faire dépasser le visible − mots extérieurs − légendes, cartels, titres qui modifient totalement le regard…
Mais la lettre s’est, un moment, absentée de la création plastique – mis à part la signature. De Courbet à Matisse en passant par les impressionnistes, les artistes de la modernité ont donné tout pouvoir au visible, l’art étant par essence ce qui ne peut se dire. Chassés d’un côté, le mot et la lettre allaient revenir de l’autre.
Parallèlement aux nouvelles formes d’écriture poétique, les artistes, au début du 20e siècle, remettent en cause les catégories artistiques (peinture, sculpture, dessin) et ouvrent l’art à de nouveaux matériaux. L’introduction de la lettre dans les arts plastiques fait partie de ce grand chambardement. La révolution poétique y joue un grand rôle, d’autant que Marinetti et Apollinaire sont tous deux liés de très près au monde des arts plastiques. Mais pas seulement. Les artistes, par leur culture visuelle et leur pouvoir d‘interroger ou de montrer le monde, ouvrent de nouveaux espaces où ils n’habillent plus la lettre mais la prennent telle qu’elle est, comme matériau plastique. De ces recherches plastiques sont nées une multitude d’expressions dont a témoigné l’exposition « Poésure et peintrie, d’un art l’autre » organisée au Centre de la Vieille Charité à Marseille en 1993.