Sur la piste de Gaston Paris
Faire des recherches sur la vie d’un photographe dont on ne sait presque rien, c’est essayer d’identifier des histoires qui se téléscopent, qui s’emmêlent mais qui s’ignorent les unes les autres. C’est en même temps jouer au détective, fouiller dans des archives, et relier des fils à d’autres fils pour que le courant passe. Remettre de la continuité là où il y a eu les déchirures du temps, en sachant qu’il sera toujours impossible d’y voir vraiment clair. Reconstituer un fil de vie à partir de petits fragments, de petits événements, de choses qui ont été conservées et qui datent de presque un siècle ; à partir de traces laissées au hasard, qui sont des choses écrites, des images publiées dans des magazines, des photos tirées sur papier comme on le faisait à l’époque, et c’est à peu près tout.
Gaston Paris, ce serait l’histoire d’un gamin né en 1903 qui se souvient que sa mère l’a mis en nourrice à 5 ans à Alençon, qui ne parle pas de son père, et n’évoque de son enfance, à part la difficulté à se nourrir, que les émerveillements des baraques foraines et du cinéma muet où sur l’écran « un lièvre grossissait, grossissait, jusqu’à devenir une immense tête d’homme ». Orientation précoce de l’imaginaire, à l’égal de tous les enfants. Et puis, dans l’adolescence, il s’emballe pour un dessinateur un peu loufoque du 19e siècle, dont il connaît quelques livres, Jean-Jacques Grandville, qui représente les humains sous la forme d’animaux pour créer un monde de rêve. Cet enfant, Gaston Paris, avait tendance à rêver, et il rêve encore pendant son service militaire en Allemagne, dans la Ruhr en 1923-1924, il rêve du bal musette qu’il a laissé à Paris, il rêve surtout de cinéma, des films (forcément muets) qu’il a déjà vus, L’homme aux yeux clairs, La Cité du silence, etc. Il rêve sans aucun doute d’être réalisateur de films, l’aventure la plus attirante de l’ « entre-deux-guerres » (1920-1940), puisqu’on le retrouve critique de film en 1929 dans Cinémagazine où il apparaît comme un grand connaisseur.
Un photographe, après tout, c’est quelqu’un qui se promène avec une « chambre noire » autour du cou, et c’est littéralement le cas avec Gaston Paris qui travaille avec un appareil Rolleiflex.
Et puis le voilà qui se met à la photo vers 1931 — par défaut, par dépit, par engouement, on ne sait pas — tout en restant fasciné par toutes sortes de spectacles qui se déroulent dans des salles obscures. Il n’a pas beaucoup dévié de sa vocation : un photographe, après tout, c’est quelqu’un qui se promène avec une « chambre noire » autour du cou, et c’est littéralement le cas avec Gaston Paris qui travaille avec un appareil Rolleiflex, une boîte vaguement cubique dans laquelle la réalité se projette en image sur un « film » (une pellicule). Et chacun de ses « fims » contient douze vues carrées, de quoi raconter une petite histoire par « plans » successifs. Mais l’important, c’est de pouvoir montrer ses images, d’en « projeter » le film quelque part, pour un grand nombre de personnes.
C’est alors une autre histoire qui s’enclenche, celle de Gaston-Paris-photographe qui devient reporter de magazine, en 1932, quand il va chez des artistes, peintres ou écrivains, pour dresser leur portrait chez eux, en quelques dizaines de photos, destinées au magazine La Rampe. À la suite, il est engagé par LE grand magazine illustré de l’époque, VU, en 1933, un magazine « bourré de photos » dans chacun de ses numéros hebdomadaires, un magazine qui se voulait très moderne en étant « animé comme un beau film » (encore le cinéma) en traitant des actualités françaises, et disons-le, parisiennes. Voilà un programme qui doit combler Gaston Paris, engagé comme seul reporter salarié en 1933, avec un contrat d’exclusivité, alors que les autres reporters étaient des indépendants auxquels on commandait un reportage de temps en temps.
Gaston Paris est sur tous les fronts : le zoo de Vincennes, Notre-Dame de Paris vue du haut de la flèche, les gosses de la Zone, un village de déficientes mentales dans le Berry, à bord d’un sous-marin, les vitrines du faubourg-Saint-Honoré, la jeunesse au soleil…
Gaston Paris est sur tous les fronts : le zoo de Vincennes, Notre-Dame de Paris vue du haut de la flèche, les gosses de la Zone, un village de déficientes mentales dans le Berry, à bord d’un sous-marin, les vitrines du faubourg-Saint-Honoré, la jeunesse au soleil… Et par-dessus tout, les spectacles : le cirque, les acrobates, le music-hall – Casino de Paris, Folies-Bergère – avec beaucoup de frous-frous blancs dans la lumière cinglante, les tours de chant, le théâtre, les studios de tournage de cinéma, les attractions des fêtes foraines. Gaston Paris est un virtuose des éclairages difficiles, insuffisants ou trop contrastés, et des contre-jours, il sait où se placer dans l’espace pour donner la vue la plus impressionnante, qui n’est pas celle du spectateur lambda. Sa photographie devient un spectacle en soi, spectacle de substitution mis à disposition de tous les lecteurs.
Dans le même temps, il travaille anonymement pour d’autres magazines, ou plus ouvertement quand son contrat change en 1936 : Paris Magazine, Art et Médecine. Mais son activité décroît indéniablement. Il trouve refuge à Match en 1938-1939, en devenant plus « politique » (les réfugiés espagnols dans les Pyrénées) et dans La Semaine en 1940-1941, pour reparaître brièvement parmi les photographes de la Libération. Aucune publication de Gaston Paris n’est actuellement connue après 1947, les magazines « d’avant-guerre » ont tous disparu. En 1952, son projet d’édition d’un livre sur Paris échoue. Il meurt oublié en 1964.
Dans l’écheveau des fils que l’on peut tirer pour raconter cette histoire, un autre enchaînement est à considérer, qui tient à la nature propre de la photographie, dans la communication et les médias au 20e siècle. C’est une histoire d’étapes très matérielles à franchir, de la fabrication et production des images en premier lieu, de leur utilisation, de leur conservation, puis de la pérennité de ces images qui connaissent au cours du temps une fortune très variable, victimes de nombreux aléas, oubliées, égarées ou détruites. Les images photographiques à cette époque, sont des objets que l’on peut tenir dans la main, des documents sur différents supports, fragiles, dont la matérialité fait le quotidien de tout photographe, dont les contraintes et nécessités forment un métier, en l’occurrence celui de « reporter-photographe ». Et il faut avoir à l’esprit qu’un tel photographe ne vit que de la diffusion de ses photographies.
Pour Gaston Paris, cela commence par la prise de vue avec son Rolleiflex, et par le développement de la pellicule, où chaque image est un négatif (6 × 6 cm), un objet précieux qui permet de faire autant de tirages que l’on veut, par agrandissement, maintenant ou plus tard. Les tirages sont sélectionnés et assemblés par un maquettiste pour se répartir sur les pages du magazine, en plusieurs phases qui conduisent à l’impression mécanique. Gaston Paris publiera d’ailleurs dans VU un reportage (humoristique) sur les opérations qui se succèdent pour la fabrication du magazine (« Laurel et Hardy travaillent pour VU », 27 novembre 1935). Par la suite, la même image peut être utilisée pour une autre publication (on a beaucoup d’exemples pour Gaston Paris), ou être diffusée par une agence, et rapporter un petit revenu à chaque utilisation.
Après le décès de Gaston Paris, l’agence photographique Roger-Viollet acquiert auprès de sa veuve près de 15 000 négatifs, avec les droits de diffusion. Pour les exploiter, l’agence fait dans les années 1970 des tirages de certains de ces négatifs sur des thèmes recherchés, comme le cirque ou le musée Grévin, qui sont disponibles à la reproduction.
La forme de « vie » propre à la photographie ne s’arrête pas là. À la différence de la peinture qui, une fois achevée, est unique et définitive, l’image photographique peut se multiplier et rebondir, à la fois à partir du négatif initial, ou des tirages qui ont été faits auparavant. C’est là qu’interviennent des circonstances de conservation ou de dispersion (la Seconde Guerre mondiale en est une), des changements de goût du public, de nouveaux styles d’images, qui conduisent le plus souvent à l’oubli. Quand Gaston Paris n’a plus de demandes des magazines dans les années 1940, il va essayer de diffuser ses images, en constituant des dossiers thématiques (« La fête foraine », « la misère », « les trains », « la Bretagne »…) dans lesquels il colle des tirages-contact de ses négatifs à raison de douze par pages. Et puis, après son décès, l’agence photographique Roger-Viollet acquiert auprès de sa veuve près de 15 000 négatifs, avec les droits de diffusion. Pour les exploiter, l’agence fait dans les années 1970 des tirages de certains de ces négatifs sur des thèmes recherchés, comme le cirque ou le musée Grévin, qui sont disponibles à la reproduction. Avec l’arrivée de la numérisation, un nouvel épisode peut s’ouvrir dans cette histoire : la totalité des négatifs sont scannés et progressivement mis en ligne sur le site de l’agence, à l’occasion de l’exposition du Centre Pompidou.
Gaston Paris, c’est aussi l’histoire de l’historien de la photographie que je suis, qui dans les années 1990 collecte des images sur les foires de livres, cartes postales et documents papiers, par goût de la découverte. C’est ainsi que j’acquiers quelques tirages intrigants, dans le goût surréaliste, mais sans indication d’auteur. Puis, quelques années plus tard, un lot important de ces dossiers-contacts thématiques qui portent parfois le nom du photographe et contiennent beaucoup d’images : et certaines « matchent » avec le premier lot. Voilà une piste qui s’ouvre, avec un certain « Gaston Paris » encore inconnu pour moi et pour l’Histoire, mais dont je retrouve le nom en compulsant les numéros du magazine VU, ce magazine depuis longtemps oublié que je collecte aussi sur les brocantes, et que je montre dans une exposition du Centre Pompidou, Face à l’histoire en 1996, puis plus largement à la Maison européenne de la photographie en 2006.
Gaston Paris, c’est aussi l’histoire de l’historien de la photographie que je suis, qui dans les années 1990 collecte des images sur les foires de livres, cartes postales et documents papiers, par goût de la découverte. C’est ainsi que j’acquiers quelques tirages intrigants, dans le goût surréaliste, mais sans indication d’auteur.
Michel Frizot
Et quand l’historien rencontre le conservateur du cabinet de la photographie du Centre Pompidou, Florian Ebner, c’est d’abord l’originalité, l’authenticité des dossiers thématiques, et quelques références de publications déjà rassemblées, qui inspirent au conservateur le projet d’une exposition visant elle-aussi l’authenticité : plutôt qu’aligner l’ « œuvre » sélective et aseptisée d’un photographe, rendre visibles les multiples facettes d’un métier et d’une vie, façonnées par des matérialités qui sont propres à la photographie. Prendre conscience de sa dégradation et de son épuisement progressif, mais aussi de sa possibilité de régénération, à partir des négatifs conservés, visibles dans l’exposition sous forme d’une projection type « cinéma », comme un retour aux premiers enthousiasmes de Gaston Paris.
Une longue recherche documentaire de trois ans s’est engagée, pour l’historien, en quête des publications du photographe : le décompte actuel est de 1 300 images repérées dans , et 2 400 pour l’ensemble des magazines recensés à ce jour, ce qui est considérable. L’exposition et le catalogue – des murs et des pages – ré-assemblent et fusionnent de deux manières différentes les « histoires » disparates qui s’enchevêtrent, les unes tendant à la disparition, les autres vers la régénération. Un photographe inconnu il y a vingt ans est reconnu dans toutes les composantes de sa modernité. ◼
À lire aussi
Dans l'agenda
Gaston Paris, Robot démonté, attraction foraine,
© Gaston Paris / Agence Roger-Viollet
© Centre Pompidou