Ronan Bouroullec : « Dessiner est pour moi une forme de méditation. »
C'est en 1996, avec le vase Soliflore, que le Breton a fait son entrée dans la collection du Centre Pompidou. Il a alors à peine 25 ans. Associant célébration des matériaux et durabilité, la démarche exploratoire de Ronan Bouroullec favorise un dialogue fécond entre les médiums, de la matière aux couleurs, aux formes et aux plans. Son travail s’ancre dans une pratique de création fluide dans laquelle savoir-faire artisanaux et industriels entrent en résonance, au regard de leurs temporalités propres. Chaque objet témoigne d’une résolution singulière dans le choix des matériaux, dans le jeu d’assemblage, dans le choix des techniques de fabrication, aboutissant à la surprise ou la fantaisie.
Le travail de Ronan Bouroullec se nourrit de références hétérogènes, qui vont du minimalisme américain aux cultures de civilisations anciennes ou modernes, puisant dans les savoir-faire ancestraux ou actuels.
Le travail du design se nourrit de références hétérogènes, qui vont du minimalisme américain aux cultures de civilisations anciennes ou modernes, puisant dans les savoir-faire ancestraux ou actuels. Le végétal et la nature représentent une source d’inspiration récurrente. D’un médium à l’autre, ses productions déclinent un répertoire de formes simples, dans lesquelles se sédimentent des temporalités multiples. Rassemblant objets de design, céramiques, textiles, bas-reliefs et dessins réalisés entre 2020 et 2024, l'accrochage « Résonance » (niveau 4, salle 33) propose un parcours pour explorer les nombreuses facettes de création de l'artiste. Rencontre.
Marie-Ange Brayer — À la fin des années 1980, alors que vous n’avez pas encore terminé vos études, vous réalisez déjà vos premières pièces. Racontez-nous vos débuts.
Ronan Bouroullec — J’ai fait un lycée d'arts appliqués qui m’a permis d’embrasser tous les sujets, de la couture à la photographie, des prémices du numérique avec les premiers Macintosh jusqu'au design. À quinze ans, je passe un diplôme dans lequel je dessine des luminaires très eighties, à base de câbles et de métal. Puis je participe à ma première exposition à l'âge de dix-neuf ans au Salon du meuble de Paris. Le début des années 1990 est une époque pleine d’effervescence, avec beaucoup d'éditeurs de design, notamment à Paris.
Marie-Ange Brayer — En 1999, vous fondez votre agence avec votre frère Erwan…
Ronan Bouroullec — Erwan, qui était encore étudiant à l'école de Cergy-Pontoise, commence à m'assister. Cette entraide familiale ressemble un peu à ce qui se passe quand on déménage, ou quand on a besoin d’un coup de main pour faucher un champ… Erwan ne m’a jamais quitté à partir de là. Il est très doué, son aide s’est avérée extrêmement importante et puis, on se mit à dessiner ensemble les objets à parts égales pendant un certain nombre d'années.
Marie-Ange Brayer — Au début des années 2000, un tournant s'opère, vous allez au-delà des limites de l'objet pour faire des œuvres, comme les Algues ou les Clouds, où les éléments se clipsent, s'articulent entre eux, dans une combinatoire spatiale. En même temps, vous êtes les premiers à concevoir des systèmes équipés de bureaux pour Vitra.
Ronan Bouroullec — Cette notion de combinatoire a en fait toujours été présente. Vers 2000, le créateur de mode Issey Miyake nous appelle pour qu’on lui dessine un showroom à Paris. Je me dis alors qu’il est possible d'aménager des intérieurs, de structurer, de cloisonner l’espace à partir de petits éléments qui peuvent se combiner ensemble et pense à des objets manufacturés qu’on accumule, qu’on assemble. Les Algues (2004) constituent ainsi une espèce de paroi extrêmement diaphane, quasi immatérielle, mais qui joue quand même son rôle de séparation par sa présence. Au même moment, nous sommes sollicités par Vitra et Rolf Fehlbaum autour de la question du travail et du bureau. J’étais alors fasciné par l’imaginaire du loft, je m’intéressais beaucoup aux minimalistes américains, comme Donald Judd. Comment articuler des espaces libres, complètement ouverts ? Ce fantasme domestique a trouvé une exacte réponse dans la question du bureau, qui est devenu une plateforme ouverte qu'il faut aménager et restructurer pour un groupe puisqu’il n’y a plus nécessairement d’espace dédié. Il a fallu trouver des stratagèmes pour concevoir des systèmes de bureau qui s’approprient ces nouvelles manières de travailler, prenant en compte l’arrivée des nouveaux outils, portables, ordinateurs, qui nécessitent de pouvoir se brancher immédiatement, d’avoir de l'Internet sur un plateau, etc. On conçoit alors une plateforme de travail électrifiée, qui contient et fait passer l'information.
Marie-Ange Brayer — L'accrochage « Résonance » réunit des œuvres qui viennent d’entrer dans les collections et présente vos dernières années de création. Quel en a été le point de départ ?
Ronan Bouroullec — Cette présentation est liée à une année et demie de multiples expositions, qui voit aussi un changement radical puisque Erwan et moi ne signons plus ensemble nos créations. Chacun a pris une certaine liberté qui existait depuis de nombreuses années, parce que les intérêts sont différents ou, à certains moments, divergents. Nous sommes donc à présent deux auteurs à part entière. Ces deux dernières années ont ainsi marqué une espèce de libération qui me permet de présenter des recherches plus personnelles, comme les dessins. Cette exposition en est l’expression. J’éprouve un plaisir inouï à chercher un peu partout. J'adore l'industrie, j'aime l'idée de pouvoir reproduire quelque chose et de le rendre accessible, le plaisir reste un sujet extrêmement important pour moi.
Je me sens très concerné par les problématiques de l'artisanat, sa survie, qui ne cesse de déployer de nouveaux langages.
Ronan Bouroullec
En même temps, je me sens très concerné par les problématiques de l'artisanat, sa survie, qui ne cesse de déployer de nouveaux langages. J’apprécie beaucoup le rapport très humain et très sensuel de travailler avec quelqu'un, et non pas avec une machine. La variété des matériaux qu’on trouve dans cette exposition en témoigne. On y voit à la fois des textiles réalisés par un fabricant danois, Kvadrat ; des vêtements qui sont l'objet d'une collaboration étroite avec l'équipe du design studio d’Issey Miyake et qui a donné lieu à un défilé d’une centaine de pièces en janvier 2024. Des objets presque liturgiques, mais qui ne le sont pas. Un bougeoir, un valet, un paravent, de la céramique qui s’apparente à un textile puisqu'elle semble tressée (Adagio avec Mutina, ndlr), des vases qui sont un sujet que j'aime beaucoup. Avec les vases, on se situe quasiment entre la fonction et l'expérience architecturale, ce sont des constructions. Ces vases sont intitulés « Sosei » qui signifie assemblage en japonais. Ils ont été réalisés avec des techniques ancestrales d’extrusion de la céramique avec l’entreprise Tajimi Tiles au Japon. Les vases jalonnent mes trente années de création avec des présences différentes. Certains sont des vases industriels, ou en tout cas, facilement reproductibles par des moules, et d’autres, des vases beaucoup plus délicats, liés au travail de la main, avec des émaux très particuliers. Dans cette exposition, beaucoup de choses sont dites sur la manière avec laquelle sont produits aujourd’hui les objets, entre savoir-faire artisanaux et industriels, de manière également cosmopolite puisque sont représentés ici l'Espagne, l'Italie, le Danemark, le Japon.
Marie-Ange Brayer — Vous évoquez souvent la pratique du dessin comme constitutive de votre démarche de créateur, comme se rapportant presque à une démarche d'introspection. Les dessins exposés dans cette exposition n’ont pas de finalité, alors qu’ils ont véritablement une portée matricielle dans votre travail.
Ronan Bouroullec — Il y a deux types de dessins dans mon travail : les dessins qui sont des croquis, des dessins préparatoires, qui sont quasiment des dessins constructifs. Et ces autres dessins que j'ai du mal à qualifier, qu'on a souvent appelé dessins libres. Je dessine presque quotidiennement, sans obligation aucune. C'est une pratique qui existe depuis longtemps, qui génère des formes, des textures. Si on les observe de près, on y voit quand même des objets, des formes, un travail sur la couleur, sans qu’il n'y ait quoique de soit de prémédité, d'organisé. Je commence souvent, au feutre, au milieu de la page et des lignes s'associent, des formes apparaissent. Un peu comme si on marchait d'un point à un autre sans vraiment se soucier du chemin qu'on est en train de prendre. Et à un certain moment, on est arrivé, on ne se rappelle même plus comment. Dessiner est pour moi une forme de méditation.
Je dessine presque quotidiennement, sans obligation aucune.
Ronan Bouroullec
Marie-Ange Brayer — « Résonance » évoque cette continuité entre les médiums, entre les céramiques, les dessins, les textiles. Des textures se font écho, d’une matière, d’une forme à une autre. Des dessins renvoient aux fils de trame du tissu du paravent de Kvadrat ; la composition murale, Adagio, à partir d’éléments en céramique fabriqués par Mutina, se donne comme un tissage tridimensionnel, qui semble échapper à la céramique pour devenir une composition libre, ouverte, organique, épousant un principe de répétition presque incantatoire, comme le dessin…
Ronan Bouroullec — Tout à fait. Le textile, réalisé par Kvadrat, a été conçu à partir de scans de lignes de traits qui génèrent, non plus un dessin, mais une texture qui se donne non pas de manière imprimée, mais construite à partir de l'entremêlement de fils. Ce n’est pas tant que je voulais reproduire des dessins dans un textile, mais utiliser leur vibration propre. Cette question de la vibration est apparue à un certain moment dans les dessins. Il y a ainsi une véritable circulation d’un médium à l’autre ; ce qui est considéré comme étant plutôt une recherche plastique peut devenir une recherche adaptée à des objets fonctionnels. Des glissements peuvent s’opérer. Avant, je faisais très attention à respecter des périmètres précis. J'avais l'impression qu'on devait se protéger du romantisme et être très sérieux quand on dessinait des objets ! Le flou, l'imperfection sont aujourd’hui devenus de plus en plus importants pour moi. Le fait que les choses ne soient pas forcément dans une netteté absolue m'intéresse, et en même temps, pour contrecarrer tout cela, je peux faire des objets très domestiques qui associent inox, métal peint, et qui sont très rigoureux en termes de conception et de fabrication.
Avant, j'avais l'impression qu'on devait se protéger du romantisme et être très sérieux quand on dessinait des objets !
Ronan Bouroullec
Marie-Ange Brayer — La rigueur peut donc cohabiter avec la possibilité de l'accident et au sein de cette approche, la céramique semble occuper une place particulière ?
Ronan Bouroullec — J'ai toujours eu l'impression d'être dans une forme de rêve où je cours après quelque chose que je n'arrive pas à toucher. Bien sûr, les objets doivent être bien conçus, bien résolus, bien construits, intelligents en termes techniques, prenant en compte les questions de recyclage, etc. La question du confort est également cruciale. Toutes ces questions m'importent beaucoup. Mais ce qui fait la différence entre un bon objet et un objet qui dépasse cela, est quelque chose d'un ordre magique, presque de l’ordre de la grâce. Et cette grâce se situe dans des détails, dans des questions de texture, dans des questions d’exactes courbes. Cela peut être dans l'imperfection d'une céramique extrudée qui n'arrive pas, lorsqu’elle sèche, à maintenir sa forme exacte. Il y a un peu de torsion, de mouvement. Ce qui rend pour moi la céramique extraordinaire est le fait qu’elle semble vivante. En même temps, je cherche cette grâce aussi dans une construction tout à fait différente sur un plan technique avec, par exemple, d'autres vases moulés avec des surfaces brillantes, beaucoup plus précises et synthétiques.
La question de l'industrie, des objets reproduits en grande quantité est aujourd'hui compliquée. On voit ici trois lampes produites pour Flos où il est question, certes, d'objets reproduits, mais reproduits dans des techniques qui sont entre l'artisanat et l'industrie, qui me paraissent importantes d’un point de vue politique, humain. L'Italie regorge encore, à la différence de la France, de petites et moyennes entreprises qui sont un terreau formidable dans lequel on peut réaliser des objets par milliers d'exemplaires qui peuvent rentrer dans une distribution internationale. On n'est pas obligé de passer forcément par un outillage et des machines. Même si cet outillage et ces machines peuvent m'intéresser pour d'autres sujets. Il y a là un questionnement qui est encore une fois de l’ordre de la couleur, de la texture, de la ligne, de l’imperfection, de la perfection, de la reproduction, de la question de l'artisanat et de l'artisanat de haut vol.
Marie-Ange Brayer — On voit des pièces réalisées, en Italie, par Mutina, Bitossi ou Flos. Ce dernier n'avait encore jamais fait de luminaires en céramique, qui plus est, d’un seul tenant. Le travail que vous faites avec l’industrie l’amène à pousser une expérimentation que celle-ci n'avait pas encore conduite. Le designer peut donc impulser d’autres voies, se poser comme prescripteur d'une recherche.
Ronan Bouroullec — C’est quelque chose d'intéressant parce que Flos véhicule une expertise d'une extrême précision au quasi 10ᵉ de millimètre, avec des ingénieurs qui arrivent à mettre au point des choses tout à fait extraordinaires. Et moi, j’arrive avec quasiment du rétropédalage, en leur disant : « Écoutez, on peut aujourd'hui produire de la lumière avec rien. » Le langage des luminaires a explosé ces dernières décennies. Je pense qu'on peut se rappeler et considérer de manière nouvelle le fait qu'une lampe est aussi un objet symbolique qui, en général, n'est pas allumé, qui a une réalité physique dans une cuisine, dans n’importe quelle pièce, et que cet objet se doit d'être chargé aussi de sensualité. Cela ne passe pas forcément par une résolution technique avancée, ce peut être tout simplement un morceau de céramique dans lequel on vient de manière très primitive visser une ampoule…
Marie-Ange Brayer — Vous étiez très proche de l'architecte et designer italien Andrea Branzi (décédé en 2023, ndlr), qui appréciait beaucoup votre travail. Il y a dans « Résonance » comme un hommage à Branzi, ne serait-ce qu'avec les fleurs placées dans des vases, qui renvoient à la nature, à la présence magique que vous évoquiez ; une idée qui traversait le travail d'Andrea Branzi qui a creusé la voie, plusieurs décennies durant, d’une approche anthropologique et spirituelle du design…
Ronan Bouroullec — C'est étonnant parce que c'est une relation presque organique. J'ai beaucoup regardé les objets de Branzi et j’ai été émerveillé entre autres par la série des Animali domestici dans les années 1980, qui intégraient des éléments de la nature, qui se retrouvait dans certains vases que j’avais faits et exposés dans la galerie Neotu. C’était pour moi une déflagration douce, mais une déflagration quand même. Branzi associait des choses dont j’avais une compréhension intime. Erwan et moi avons également eu la chance de pouvoir faire une exposition avec lui en Allemagne, dont le principe était d'inviter quelqu'un. J’étais très jeune, mais Andrea Branzi a accepté avec sa générosité habituelle. À chaque fois qu'il y avait une exposition, il venait. Il m'a écrit un texte très beau après la première exposition que nous avons faite au Centre Pompidou à Metz, en 2012. J’ai eu la chance d'aller chez lui à plusieurs reprises et il me parlait de philosophes que je n'avais pas lus, mais ce n’était pas très grave ! Branzi a ouvert la perspective, dont on rêve tous, d’une forme d'alliance entre le synthétique, le naturel, le vivant, qui sont les sujets d’aujourd’hui, d’une recherche d'harmonie à tout niveau, de balance ou de justesse. ◼