Raphaël Zarka, un artiste sur la piste de Buckminster Fuller
Juliette Bessette — Quelle a été votre première rencontre avec le travail de Richard Buckminster Fuller (1895-1983) ? Vous partagez avec lui un intérêt pour les polyèdres, et notamment pour les « solides de Platon », les cinq polyèdres à la fois réguliers et convexes dont Fuller a fait l’origine mathématique de son invention la plus populaire, le dôme géodésique, breveté aux États-Unis en 1954. Pensez-vous que l’on puisse établir une forme de généalogie dans cet intérêt commun ?
Raphaël Zarka — J'ai découvert Fuller pendant mes études, en suivant les cours de l’historien de l’art Didier Semin à l’École des beaux-arts à Paris. C'est une figure qui m'a passionné. Didier Semin n’en parlait pas seulement comme l'inventeur du dôme géodésique mais de manière plus globale, en reprenant l'ensemble de son parcours : il évoquait son rapport avec des artistes, notamment avec le chorégraphe Merce Cunningham au Black Mountain College ou avec le sculpteur et designer Isamu Noguchi, il racontait la manière dont Fuller avait obtenu le brevet pour la Dymaxion Map alors qu’il était très difficile d'en avoir – il s’agit du premier brevet délivré au 20e siècle pour une carte aux États-Unis. Le côté touche-à-tout de Fuller m’impressionnait beaucoup, sa capacité à s’occuper de cartographie tout en concevant une maison (Dymaxion House), une voiture (Dymaxion Car), une barque-catamaran (Rowing Needle) etc. Et bien sûr, il y avait l’usage que faisait Fuller des structures polyédriques, qui commençaient alors à m'intéresser.
Le cours de Didier Semin avait lieu à peu près au moment où j’ai fait la première photographie de ma série « Les Formes du repos » en 2001 : deux polyèdres en béton, des rhombicuboctaèdres – que j’appelle plus volontiers des rhombis – abandonnés sur un terrain vague en bord de route. Mon intérêt pour les « solides de Platon » vient du système cosmologique imaginé par l’astronome allemand Johannes Kepler (1571-1630), qui a passé une bonne partie de sa vie à tenter de prouver que le cosmos était organisé en fonction de ces cinq solides. En trouvant une fonction, une raison d’être technique à des formes dont la beauté, pour Platon, était justement de ne pas en avoir, Fuller me paraissait se situer dans la continuité de Kepler.
Le côté touche-à-tout de Fuller m’impressionnait beaucoup, sa capacité à s’occuper de cartographie tout en concevant une maison (Dymaxion House), une voiture (Dymaxion Car), une barque-catamaran (Rowing Needle) etc.
Raphaël Zarka
À la fin de mes études, comme beaucoup de jeunes artistes, j’ai rencontré des difficultés financières. Pour m’aider, Didier Semin m'a proposé de l’assister pour la traduction d'un livre de Fuller, ou plutôt de son gendre, le réalisateur Robert Snyder, qu’il devait faire paraître en France Buckminster Fuller : scénario pour une autobiographie (éditions Images Modernes, ndlr). C’est un livre d’entretiens, très facile d’accès, avec une riche iconographie, l'introduction parfaite à Fuller. Mais il y a une vingtaine d’années, les sources en français étaient beaucoup moins nombreuses à son sujet qu’aujourd’hui. Je devais faire une pré-traduction de l’ouvrage entier et j’étais confronté à des mots, des concepts, de néologismes dont j’ignorais tout. J’ai dû faire beaucoup de recherches, d'autant que je n'avais pas étudié l'architecture : je ne comprenais pas ce que « push/pull » ou « tensegrity » voulaient dire, je ne savais pas comment ces termes avaient été traduits en français. Pour moi ce n'était pas une simple entreprise de traduction, mais une immersion profonde dans le travail de Fuller qui a duré au moins deux mois. J’avais fait une partie de mes études en Angleterre, mais je n’avais aucune expérience de la traduction, et finalement je me suis révélé très mauvais traducteur. Didier Semin a dû tout reprendre depuis le début…
Cette entreprise de traduction et l’immersion qui l’a accompagnée ont-elles eu, à ce moment-là, un impact direct sur votre travail ?
Raphaël Zarka — Peu de temps après, j'ai fabriqué avec mon père, dans son jardin, la réplique en bois des deux rhombis en béton que j'avais trouvés sur le bord de la route. Quelques mois plus tard, quand j'ai montré à Didier Semin une photographie de ma sculpture, il m’a dit : « Ah, et bien au moins la traduction de Fuller vous aura servi à quelque chose ! ». Je n'y avais même pas pensé, mais c'était évident. Il ne s’agissait pas directement d’un hommage ou d’une citation, mais sans toutes ces photographies de Fuller entouré de tout en tas de maquettes géométriques, que l’on rencontre souvent dans les ouvrages sur son travail, je n’aurais peut-être jamais eu le désir de reconstruire ces polyèdres. J’avais déjà réalisé la réplique de l’œuvre d’un sculpteur brésilien, mais en 2004, l’usage de la réplique ne s’était pas encore imposé comme mon mode opératoire privilégié.
Dans un autre projet, le Pentacycle, réalisé entre 2001 et 2002 avec Vincent Lamouroux, Fuller était une référence directe. Le point de départ de ce projet est la troisième photographie des Formes du Repos qui documente le tronçon abandonné du monorail de l’Aérotrain de l’ingénieur Jean Bertin (1917-1975), un prototype de train sur coussins d’air testé entre la fin des années 1960 et le début des années 1970 sur cette infrastructure en béton située dans la Beauce, au nord d’Orléans. Vincent Lamouroux et moi avons conçu un véhicule à propulsion musculaire, un genre de tricycle, qui s’adaptait au monorail de l’Aérotrain. C’est à partir de là que je me suis mis à penser aux propriétés documentaires d’une sculpture. Avec Robert Smithson, Fuller était une référence essentielle qui nous paraissait bien refléter l’image que nous nous faisions de Jean Bertin, et peut-être celle d’une forme de modernité. Pour nous, il y avait un lien évident entre la Dymaxion Car (1933) de Fuller, voiture futuriste à trois roues, et l’Aérotrain de Bertin. Ce monorail perché à six mètres de haut qui traverse un paysage complètement plat, l'usage du béton, lourd et massif, pour un véhicule aérodynamique et scintillant : c'était vraiment de la science-fiction, une vision du futur propre aux années 1960. On voit d’ailleurs un train de ce type (le Safege) dans le film de science-fiction de François Truffaut Fahrenheit 451 (1966), et dans mon souvenir, c’est le seul élément « futuriste » du film.
Si Fuller n’apparaissait que de manière sous-jacente, voire refoulée, dans votre travail sur les répliques en bois des premières « Formes du repos » et la question de la modélisation géométrique, c’est donc à travers la Dymaxion Car, ce prototype de voiture aérodynamique mis au point dans l’optique d’optimiser la dépense énergétique, qu’il devient une référence pleinement assumée.
Raphaël Zarka — Tout à fait, il y a un entretien qui accompagne le projet du Pentacycle et je crois me souvenir que nous y mentionnons Fuller. Ceci dit, peut-être s’agissait-il d’une figure tutélaire, ou d’une présence, plutôt que d’une référence. Le Pentacycle, en lui-même, n’a formellement pas grand chose à voir avec la Dymaxion Car : nos recherches nous avaient guidés vers des véhicules plus primaires, les draisines, les draisiennes, les tricycles, les sulky ou le vélo allongé. Mais rétrospectivement, je dirais que l’important n’était pas la forme, plutôt l'idée du brouillage temporel : il fallait que notre véhicule soit à cheval sur différentes temporalités. Et je suppose que c'est cela qui me fascine dans la Dymaxion Car : j’adore sa forme (que l’on doit à Isamu Noguchi plus qu’à Fuller), la manière dont l’unique roue arrière assure le guidage, comme un gouvernail. Mais ce que j’aime peut-être plus encore, ce sont les films des années 1930 dans lesquels on la voit rouler : un véritable ovni, totalement en décalage avec son contexte, la rue, la manière dont les gens sont habillés, etc. C’est le même genre de décalage que l’on ressent devant les photographies de la Villa Savoye (Le Corbusier et Pierre Jeanneret, 1931), où saute aux yeux l’incroyable rupture entre l’architecture d’une part et le design de la voiture des propriétaires d’autre part, qui a l’air d’une antiquité. Deux époques se télescopent, l'une en retard sur son temps et l'autre complètement en avance. C'étaient des questions de ce type qui nous intéressaient, Vincent Lamouroux et moi.
Vous travaillez, depuis 2001 et votre rencontre avec ces structures en béton sur le bord de la route, à partir de leur forme géométrique, le rhombicuboctaèdre, dont vous établissez notamment un « catalogue raisonné » à partir de photographies d’objets, d’images ou d’architectures. Cependant vous mettez toujours en avant une sorte de hasard presque fataliste dans cette rencontre avec le rhombi et insistez sur sa banalité – une forme modeste, assez proche du cube. Quel rapport entretenez-vous avec ce que l’on pourrait appeler une « esthétique de la géométrie » et avec une potentielle hiérarchisation de la forme des polyèdres ?
Raphaël Zarka — Dans une approche culturelle de l’intérêt pour les polyèdres, il y a plusieurs branches. Platon et Euclide ne s’y intéressent pas pour les mêmes raisons. Platon suit les pythagoriciens dans une relation d'ordre mystique, ou du moins métaphysique, aux formes géométriques, il voit en elles leur perfection supraterrestre, idéale ; Euclide, lui, les regarde plutôt comme un garagiste : il compte les côtés, mesure les angles et les volumes, repère les symétries, travaille sur les proportions… il se refuse à toute considération qui ne serait pas factuelle, démontrable, commensurable. Dans les deux cas pourtant, nous restons dans le domaine abstrait de la géométrie dans l'espace. Pour Euclide comme pour Platon les polyèdres ne sont pas des objets physiques. Avec Fuller et d’autres architectes des annes 1960 comme David Georges Emmerich, qui s’intéressent notamment aux structures de tenségrité, c’est-à-dire à des structures auto-tendantes, la géométrie devient une branche des sciences physiques, de la mécanique en particulier, c’est une vision appliquée de la géométrie : l’art de l'ingénieur. Géométriquement parlant, il y a une hiérarchie des polyèdres qui correspond d’abord à leur régularité : depuis Platon, le dodécaèdre est le roi des polyèdres, il a pourtant moins de faces que l’icosaèdre, mais circonscrit à une sphère donnée, c’est le solide ayant le plus grand volume. Qui plus est, ses douze faces correspondent parfaitement aux douze signes du zodiaque, c’est certainement pour cette raison que dans le Timée, Platon associe le dodécaèdre au cosmos. Mais pour un ingénieur en revanche, comme le dodécaèdre ou le cube ne sont pas auto-tendants, ils ne sont pas aussi intéressants que le tétraèdre ou l’icosaèdre : quand on joue avec un enfant à des jeux de construction magnétiques, on se rend très vite compte de ces choses-là (même si l’on ne connaît pas les noms des polyèdres…). J’ai personnellement peu de connaissances mathématiques ou techniques, en revanche, je commence à avoir une bonne connaissance de l’histoire de ces formes et de leurs contextes d’apparition. Ce qui est important pour moi c’est le moment où, à partir de la Renaissance, les traités de géométrie sont illustrés : les figures géométriques prennent alors un intérêt esthétique, à tel point que Paolo Uccello commence à les utiliser, qu'on les retrouve dans des marqueteries, etc. Tout à coup, ces formes sont « artialisées » et il commence à y avoir un goût esthétique pour les formes simples. Fuller est un ingénieur, une sorte de Géo Trouvetou.
Buckminster Fuller est un ingénieur, une sorte de Géo Trouvetou.
Raphaël Zarka
Ce n’est malheureusement ni mon approche ni ma nature, je serais plutôt archéologue et archiviste. Les polyèdres sont des formes répétitives, prévisibles, qui ne m’intéresseraient pas sans un certain contexte de production, ou sans en faire des études comparatives au long court comme dans le Catalogue Raisonné des Rhombicuboctaèdres. À la différence de Fuller, je pratique l’art au « second degré ». Je ne parle pas d’ironie, je fais référence au sous-titre du livre de Gérard Genette, Palimpseste, la littérature au second degré : quand des polyèdres apparaissent dans mon travail, que ce soit sous forme de photographies, de sculptures ou de dessins, ce sont toujours des représentations de polyèdres, des formes prélevées, reconstruites, des polyèdres documentaires, beaucoup plus que des formes idéales.
On observe dans votre discours une recherche d’articulation ambiguë entre des formes existantes et les narrations potentielles qui les entourent. Est-ce cela qui se joue dans votre travail autour de la notion de « sculpture documentaire » ?
Raphaël Zarka — Jorge Luis Borges et Italo Calvino ont accompagné toutes mes études, et toutes mes autres lectures venaient de leur cadre intellectuel, voire méthodologique : Marcel Duchamp, Robert Smithson et Gabriel Orozco rentraient dans ce cadre-là. J’ai développé un goût pour l’art spéculatif, pour un art ambiguë où se côtoient fiction et documentaire, comme chez Jean Rouch par exemple. C’est ce rapport au réel qui m’intéresse, y compris dans la géométrie. Traditionnellement, les formes géométriques sont des abstractions, des formes idéales, supraterrestres. En tant que formes idéales, elles ne peuvent pas avoir d’auteur. Pourtant je ne m’intéresse pas aux formes géométriques en soi, mais à des formes géométriques singulières construites ou dessinées par une personne en particulier dans un contexte donné. Dans le fond, mon approche est certainement naturaliste, je m’occupe seulement de choses qui existent dans le monde. La modernité a fait grand usage des formes géométriques et quand elles apparaissent dans mon travail, elles documentent des formes préexistantes. Autrement dit, il y a désormais bien assez de formes géométriques dans le monde pour que l’on puisse faire avec ce qui existe, à la manière de Courbet ou de Zola. Je pratique la sculpture sur un mode que je définis comme documentaire, en reconfigurant des formes trouvées. Cette expression de « sculpture documentaire » est un levier plus qu’un concept, la tentative de placer mon travail dans un intervalle qui se situerait entre mon goût pour le langage de l’abstraction géométrique et mon désir de travailler à partir de certaines formes du monde : une cheminée Tudor, un modèle mathématique, un instrument de mécanique galiléenne, un cadran solaire, etc. C’est un art de l’interprétation plutôt que de la composition, je considère les objets et les formes qui m’interpellent comme des espèces de partitions qui peuvent être jouées. C’est dans cette optique que je me situe quand je travaille à partir des cadrans solaires polyédriques écossais des 17e et18e siècle, mon approche n’est ni patrimoniale ni nostalgique, je cherche à les interpréter avec les moyens de la sculpture, les matériaux, les outils de production, l’échelle, le contexte… Méthodologiquement parlant, je me situe sans doute du côté du documentariste. Ce qui importe, ce n’est pas d’être l’auteur de l'histoire qu’on documente, mais bien l’auteur de la forme que l’on donne à sa recherche. Si ces cadrans solaires m’intéressent à ce point, c’est qu’ils me permettre de donner forme à des problèmes de sculpture que je me pose. ◼
Créé en 2019 en étroite collaboration avec la Bibliothèque Kandinsky, le groupe Mission Recherche des Amis du Centre Pompidou vise à participer à l’enrichissement des collections nationales au travers de la recherche et de la diffusion des savoirs. Chaque année, jusqu’à trois bourses de recherche sont financées, permettant à de jeunes chercheurs d’accomplir, sous la direction d’un conservateur du Centre Pompidou, une mission de recherche à travers l’étude de terrain, l’étude d’archives, la réalisation d’entretiens ou de traductions inédites.
* Le projet de Juliette Bessette mené sous la responsabilité scientifique de Jean-Pierre Criqui, conservateur au service des collections contemporaines du Musée national d’art moderne, a donné lieu à l’article, « A dome is a dome is a dome. Vers une histoire culturelle du dôme géodésique », paru dans Les Cahiers du Musée national d’art moderne en 2023. Juliette Bessette est l’autrice d’une thèse sur l’artiste et chercheur John McHale, proche collaborateur de Richard Buckminster Fuller, à paraÎtre dans la collection « L’art et l’essai » (CTHS/INHA). Elle a contribué à plusieurs ouvrages collectifs et est collaboratrice régulière des Cahiers du Musée national d’art moderne.
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Raphaël Zarka, Les Formes du Repos n°1, 2001, Impression pigmentaire sur papier fine art, 70 ×100 cm
Courtesy Galerie Mitterrand, Paris