Norman Foster : « Ma quête est celle d’une approche holistique permettant d’atteindre un équilibre avec la nature. »
Figure majeure de l’architecture mondiale, souvent considéré comme un leader du courant dit « high tech », le Britannique Norman Foster a signé de nombreuses réalisations iconiques dans le monde, telles que le siège de la HSBC (Hong Kong, 1979-1986), le Carré d’Art (Nîmes, 1984-1993), l’aéroport international de Hong Kong (1992-1998) ou l’Apple Park, (Cupertino, États-Unis, 2009-2017). Se confronter à l’œuvre de l’architecte Norman Foster, c’est immédiatement évoquer les projets qui semblent les plus marquants, ceux qui se confondent à l’image d’une ville, d’un territoire ou qui, plus simplement, ont changé la forme d’un site ou la configuration d’un lieu, d’une place. Grands aéroports, réseaux de transports, bâtiments de grande hauteur, sièges de grandes entreprises, bâtiments publics, grands ouvrages d’art, programmes d’aménagement urbains, musées… Avec plusieurs centaines de projets étudiés ou réalisés à une échelle mondiale, Norman Foster aura investi toute la complexité des organisations des grandes sociétés industrielles.
Architecte des réseaux, des systèmes d’échanges, de transports, des organes de communication, Foster a toujours cherché à mettre au cœur de ses réalisations la notion de contrôle environnemental.
Architecte des réseaux, des systèmes d’échanges, de transports, des organes de communication, Foster a toujours cherché à mettre au cœur de ses réalisations la notion de contrôle environnemental, pour aller au-delà de l’idée d’une nature perçue comme totalement extérieure, au-delà d’une écologie de protection et de préservation. Il a ainsi développé une compréhension systémique globale de la nature et de la technologie, conciliant progrès technologique et approche écologique durable. La notion de système, centrale dans toute son œuvre, ouvre sur une intelligence globale de l’environnement, de la biosphère et de la technosphère. Pour lui, l’architecture doit prendre en compte les nouveaux modes d’interrelations entre les populations, la nature et les environnements technologiques.
Né en 1935 à Manchester, il sort diplômé en architecture et urbanisme de l’Université de Manchester en 1961, puis décroche une bourse pour l’Université de Yale, où il obtiendra une maîtrise en architecture (1961-1962). C’est là qu’il rencontrera son compatriote Richard Rogers, futur complice de Renzo Piano pour la conception et la réalisation du Centre Pompidou. En 1963, il co-fonde à Londres avec Richard Rogers (et leurs épouses respectives) l’agence collaborative Team 4. En 1967, il fonde sa propre agence, Foster + Partners.
La rétrospective que le Centre Pompidou consacre à Norman Foster retrace, sur près de deux mille deux cents mètres carrés, les différentes périodes du travail de l’architecte et met en lumière ses réalisations déterminantes. Dessins, esquisses, maquettes originales et dioramas, ainsi que de nombreuses vidéos, permettent de découvrir cent trente projets majeurs. Accueillant les publics à l’entrée du parcours d’exposition, un grand cabinet de dessins dévoile des carnets, esquisses et photographies prises par l’architecte, jamais montrées en France. Parce qu’elles constituent les sources d’inspiration de Norman Foster et résonnent avec l’architecture, sont également présentées dans l’exposition, des œuvres de Fernand Léger, Constantin Brancusi, Umberto Boccioni et Ai Wei Wei ainsi que des réalisations industrielles, un planeur et des automobiles. Entretien au long cours avec un architecte qui a mis l'environnement et la durabilité au cœur de sa réflexion.
Frédéric Migayrou — Vous avez souvent été associé au mouvement high-tech. C’est une idée que vous avez écartée, affirmant votre préférence pour une vision plus structurelle, dans laquelle l’architecture correspond au principe plus mesuré de « skin and bones » évoqué par Ludwig Mies van der Rohe. La technologie doit s’adapter et finir, par son efficacité, par disparaître progressivement, conformément à l’idée d’« éphémérisation » avancée par Buckminster Fuller. Comment définiriez-vous votre conception de la technologie ?
Norman Foster — Je pense que la technologie est un moyen de parvenir à des fins sociales – pour remonter le moral et vous protéger des éléments. En d’autres termes, il ne s’agit pas seulement d’être à l’aise, mais de créer un style de vie, quelque chose qui relève du plaisir. Ce que vous décrivez comme l’éphémérisation est un moyen de parvenir à cette fin. Il s’agit en fait de dissoudre la structure et les services, de les intégrer afin qu’ils s’évaporent visuellement.
Si vous regardez le Centre Pompidou de Richard Rogers et Renzo Piano, il célèbre ses services : vous pouvez voir les éléments structurels et les installations de service depuis l’extérieur. Si vous regardez notre Sainsbury Centre for Visual Arts, édifié à la même époque, vous avez une structure et tous les services qui y sont intégrés. Ainsi, la structure est conçue pour la performance environnementale, mais également pour la performance structurelle. L’objectif était de créer un bâtiment qui soit sain, un bâtiment qui respire. Je dirais qu’il s’agit d’une approche personnelle, née de la théorie des systèmes qui était appliquée dans d’autres domaines à l’époque. Bien que mon approche ait évolué, l’idée d’éphémérisation reste une constante à ce jour.
Vous êtes pilote, et vous affirmez avoir piloté quelque chose comme soixante-quinze types d’avions différents. Mais vous êtes avant tout un pilote de planeur, ce qui requiert des compétences très spécifiques. Vous dites souvent que ce rôle pourrait être une métaphore de celui de l’architecte. Quelle est donc votre conception du rôle de l’architecte ?
Norman Foster — Pour moi, il y a un pur plaisir dans l’épreuve du vol et une sorte de magie à chaque fois que je vois un avion décoller. C’est le simple plaisir de vaincre la gravité. Mais si nous prenons l’avion, le planeur ou l’hélicoptère comme une métaphore de l’architecture, alors c’est la fusion ultime de la machine et de la nature. Ces courants ascendants invisibles permettent au planeur de faire des spirales et de monter, puis de se diriger vers la prochaine colonne d’air ascendante, comme un oiseau. Il s’agit donc de lire la météo visuellement, et si vous modifiez un élément, cela en affecte un autre. Si je pilote un hélicoptère, je tiens probablement le levier dans la main gauche. J’ai la main droite sur le manche et les pieds sur les gouvernails. Si je change l’une de ces choses, cela affecte toutes les autres – comme lorsque je conçois un bâtiment. Par exemple, si je modifie le revêtement extérieur d’un bâtiment et que je laisse entrer plus de lumière, cela a des répercussions sur toutes sortes de facteurs à l’intérieur. Cette approche systémique est comparable aux commandes d’un avion. Il s’agit d’être sensible à ces changements et aux interactions entre les différents éléments.
C’est aussi le rôle et la fonction de l’architecte qui doivent évoluer. L’architecte ne peut se contenter d’être un concepteur, un créateur : il doit aussi coordonner de multiples disciplines – une manière de gouverner, de diriger, ce qui renvoie, en architecture, au pilotage d’un projet.
Norman Foster — Je répondrais que cette approche vous rend plus puissant en tant que designer – vous faites davantage partie intégrante de l’ensemble du processus de conception. Il ne s’agit donc pas du contraire de la créativité, mais plutôt d’un moyen d’être plus créatif et plus efficace, ce qui, dans le contexte actuel, signifie plus durable. Vous pouvez être en mesure d’orienter un projet vers une utilisation moindre de l’énergie et la création d’une empreinte carbone plus faible. C’est plus en harmonie avec le monde naturel, ce qui, dans une période de réchauffement climatique, est la quête ultime.
La création artistique revêt pour vous une importance fondamentale, que vous associez souvent à la technologie. Vous êtes un collectionneur, et vous avez commandé des œuvres à divers artistes internationaux. Ces œuvres d’art sont intégrées dans nombre de vos projets architecturaux. Vous avez également été le commissaire de grandes expositions à Nîmes et à Bilbao, dans lesquelles l’art a joué un rôle central. Pourriez-vous expliquer en quoi l’art est important dans votre travail ?
Norman Foster — Au fil des décennies, j’ai cherché à incorporer le travail des artistes dans l’architecture de nos bâtiments. Cela a commencé dans notre premier studio, dans les années 1960, où la première vision des visiteurs était une peinture audacieuse d’un jeune ami artiste, Marc Vaux, dont nous appréciions et collectionnions les œuvres. Avec le temps, les œuvres des artistes ont été davantage intégrées dans notre architecture ; ils ont participé au processus de conception et le résultat final est plus riche de cette participation plus intime. Dans de nombreux cas, cela a encouragé les artistes à repousser les limites de leur propre créativité.
En 1996, j’ai demandé à Bridget Riley de participer à la construction de la tour du siège de la Citibank, à Londres. Auparavant, toutes ses œuvres avaient été réalisées à l’huile sur toile – des motifs de couleurs vibrantes, issus de ses œuvres pionnières d’art optique en noir et blanc. Pour la première fois, elle a perçu une opportunité pour concevoir une sculpture – une œuvre radicale s’étendant sur seize étages dans l’atrium de l’escalier et transformant totalement l’expérience de la circulation dans la tour.
Nombre de nos collaborations avec des artistes ont commencé comme des projets familiaux et se sont étendues à des missions professionnelles – parfois, c’était l’inverse. Je connaissais personnellement Richard Long depuis les années 1980 et il a ensuite contribué à deux de nos anciennes maisons. Dans les deux cas, ses empreintes de boue appliquées à la main ont eu un effet profond et stimulant sur les espaces intérieurs. Il a ensuite développé le même concept pour la base de la tour Hearst à Manhattan, mais à une échelle urbaine. Il est difficile aujourd’hui d’imaginer l’un de ces sites sans ses œuvres d’art – elles sont au cœur de l’identité des lieux.
Cela peut être considéré comme un cliché, mais j’ai souvent dit que si vous voulez savoir à quoi ressemblera l’avenir, vous devez d’abord regarder loin en arrière.
Norman Foster
Il en va de même pour le Reichstag, un projet pour lequel j’ai travaillé dans les ateliers de cinq artistes sélectionnés, afin d’assurer une synergie maximale entre les matériaux choisis et les espaces retenus. Les échanges avec les artistes lors des visites de leurs ateliers, à l’aide de modèles réduits de leurs espaces, ont parfois changé l’orientation de leur art. Gerhard Richter voulait faire une œuvre en verre coloré, lorsqu’il a réalisé que nous pouvions lui fournir l’expertise technique nécessaire. Sigmar Polke n’était pas sûr de vouloir utiliser le support de la publicité électronique, mais nous l’avons encouragé à le faire. Günther Uecker a pu, avec notre aide, concevoir son premier espace architectural, la chapelle du Reichstag.
En 2018, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de l’ouverture de notre Carré d’Art à Nîmes, avec son ensemble de galeries d’art, la ville m’a demandé d’organiser une exposition commémorative pour marquer l’événement. Pour un architecte, c’était le moment idéal pour fusionner les arts de l’architecture, de la sculpture et de la peinture. Cela a certainement préparé le terrain pour l’exposition plus récente intitulée « Motion » au Guggenheim Bilbao que vous avez mentionnée.
Depuis l’époque du siège de la HSBC, qui semblait à première vue être un bâtiment high-tech, vous n’avez cessé de souligner l’importance du contexte historique, de la relation à l’histoire. L’histoire est un élément actif dans des projets tels que la grande cour du British Museum et la tour Hearst, qui impliquent tous deux des bâtiments historiques. Contre toute vision postmoderne, les éléments de l’histoire doivent être pleinement déterminants et en acte dans vos projets. Quelle est votre approche de l’histoire ?
Norman Foster — Vous avez mentionné R.G. Collingwood dans l’une de nos conversations précédentes, et il est intéressant de noter qu’en plus d’être un philosophe reconnu, il était un historien et un archéologue passionné. Il voyait l’histoire comme l’incarnation de l’émotion, ayant un aspect subjectif, en plus d’une incarnation objective et factuelle – un peu comme l’art que j’ai décrit. Cela peut être considéré comme un cliché, mais j’ai souvent dit que si vous voulez savoir à quoi ressemblera l’avenir, vous devez d’abord regarder loin en arrière. Vous avez un aperçu de cette approche qui tient compte de l’empreinte laissée par l’histoire dans un projet comme celui du British Museum. Si l’on remonte dans le temps, on réalise que le cœur du bâtiment d’origine était une cour, perdue entre une bibliothèque centrale et les façades intérieures du bâtiment, et que cette cour a été comblée au fil du temps. Lorsque nous avons commencé notre travail, nous avons senti qu’il était impératif d’enlever les accrétions et de révéler la cour du passé.
Un autre exemple pourrait être le siège de Bloomberg, au cœur de la City de Londres. Le site était à l’origine coupé en deux par Watling Street, une ancienne voie romaine. Nous avons vu dans ce projet l’occasion de rétablir la route, de la faire passer à travers les bâtiments et de créer une arcade. Lorsque vous regardez cette arcade, vous ne pensez pas à une voie romaine. Mais si vous faisiez une sorte de fouille archéologique, alors bien sûr vous la retrouveriez. Je pense donc qu’il y a un réel intérêt à se pencher sur l’histoire et à l’incorporer dans le présent.
La notion d’environnement est centrale dans votre travail. Dès 1971, avec votre projet « Climatroffice » mené avec Buckminster Fuller, puis en 1975, avec votre plan pour l’île de La Gomera aux Canaries, vous développez l’idée d’une gestion globale et systémique des environnements. Dans l’ensemble de vos projets, vous avez envisagé de multiples solutions pour rendre les constructions durables, anticipant un certain nombre de propositions ultérieures qui tendent vers une hybridation de la technologie et de la nature, dans la perspective d’une écologie saine. Quelle est votre vision de ce que pourrait être un avenir durable ?
Norman Foster — Le projet pour La Gomera consistait à toucher le sol avec légèreté, à recycler les déchets pour en faire de l’engrais, à récupérer l’eau, à créer des bâtiments qui respirent et à travailler avec la nature. Toutes ces idées sont depuis devenues courantes. Plus important encore : ce sont désormais les grands axes de la durabilité. Ces idées étaient présentes dès les premiers jours de notre pratique. Par exemple, pour le projet « Climatroffice », nous avions imaginé des terrasses de bureaux au milieu de la nature et des arbres ; les arbres auraient contribué à la qualité de l’air et absorbé le dioxyde de carbone. Ce projet a anticipé un certain nombre de choses qui sont apparues plus tard dans la conscience mondiale.
Dix ans après, E.O. Wilson publiait son livre Biophilia, qui attirait l’attention sur l’importance de dépasser notre monde mécanisé pour revenir à la nature. Tous les exemples de l’époque auxquels vous faites référence, et qui reflétaient des croyances bien ancrées sur l’importance de la vue, de la lumière zénithale, de la lumière naturelle, tout cela s’est avéré exact par la suite, notamment grâce aux travaux de la Harvard School of Public Health.
Toutefois, si l’on considère l’un de vos projets plus récents, potentiellement sujet à polémique puisqu’il s’agit d’une microcentrale nucléaire, on pourrait s’interroger sur votre vision de ce que pourrait ou devrait être à l’avenir la production d’énergie.
Norman Foster — Pour faire le lien avec un point évoqué précédemment, je dirais que l’avenir de l’énergie sera peut-être analogue à celui des télécommunications, qui se sont « éphémérisées » en éliminant non seulement cette infrastructure de fils qui traversaient les paysages mais aussi le central téléphonique, avec ces centaines de personnes qui déplaçaient manuellement de petites prises ici et là. Les télécommunications sont désormais quelque chose qui tient dans nos poches, et qui permet pourtant de communiquer à grande échelle.
Il est impératif d’ouvrir l’accès à l’énergie à tous les habitants du globe, en particulier aux 14 % de la population mondiale qui n’ont pas accès à l’électricité, à des installations sanitaires modernes, ni à l’eau potable.
Norman Foster
L’été dernier, nous avons vu les effets de l’effondrement de l’infrastructure de distribution d’électricité en Californie, ce qui a obligé deux millions et demi de personnes à s’équiper de générateurs fonctionnant au diesel. L’énergie nucléaire a fait l’objet de nombreux travaux de recherche : un microréacteur qui tient dans une remorque de six mètres peut alimenter tout un quartier de Manhattan. Il est absolument sûr en termes de combustible, il a une bonne durée de vie sans entretien, et il pourrait assurer l’autonomie énergétique d’une petite ville – ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de la possible éphémérisation.
Les sociétés qui consomment beaucoup d’énergie ont également une mortalité infantile plus faible, une espérance de vie plus longue, une meilleure qualité de vie, plus de liberté sexuelle et politique, et moins d’enfants, ce qui contribue à stabiliser la planète. Il est donc impératif d’ouvrir l’accès à l’énergie à tous les habitants du globe, en particulier aux 14 % de la population mondiale qui n’ont pas accès à l’électricité, à des installations sanitaires modernes, ni à l’eau potable.
Ces observations m’amènent à une question sur votre conception de la communauté, pour emprunter une notion développée par l'architecte Serge Chermayeff. L’idée d’espace public, d’espace commun est une préoccupation qui irrigue toutes vos œuvres. Comment voyez-vous la morphologie de l’espace public ?
Norman Foster — L’infrastructure des espaces publics est vraiment le ciment qui lie les différents bâtiments entre eux. Elle détermine l’ADN d’une ville, elle forge ces identités distinctes que sont New York, Marseille ou Londres, par exemple. Si nous prenons l’exemple de Trafalgar Square, la fermeture d’un côté a transformé non seulement cet espace, mais aussi tout le quartier de la ville. Les avantages sont quantifiables : il y a moins d’accidents, c’est plus sûr, la qualité de l’air est meilleure et c’est plus calme. Une modélisation informatique réalisée par le cabinet de conseil en design Space Syntax a simulé les mouvements des piétons et nous avons étudié ces résultats avant de prendre la moindre décision. Il s’agit essentiellement d’un processus ascendant et c’est pourquoi il prend beaucoup de temps, car de nombreuses personnes doivent être consultées. Mais au bout du compte, on parvient à un consensus.
L’infrastructure des espaces publics est vraiment le ciment qui lie les différents bâtiments entre eux. Elle détermine l’ADN d’une ville, elle forge ces identités distinctes que sont New York, Marseille ou Londres, par exemple.
Norman Foster
Nous avons parlé de la notion de lieu, de la spécificité des sites et des contextes – une idée qui semble contredire un autre concept fondamental dans tout votre travail, celui de la mobilité. En tant qu’architecte de grands aéroports internationaux, de nombreux systèmes de transport, de structures urbaines, mais aussi de centres de communication, vous accordez une place centrale aux réseaux dans votre approche de l’architecture et de l’urbanisme. Comment articulez-vous cette tension entre le lieu – le local – et votre vision extensive de la mobilité ?
Norman Foster — Je pense qu’il existe des réseaux physiques et des réseaux invisibles dans le ciel, mais à un moment donné, ils se résument tous à la matérialité d’un élément construit. Dans ce monde numérique, avec ces réseaux invisibles qui nous connectent, il est très tentant de se lancer dans une architecture qui est une expérience numérique, et de s’appuyer sur un système d’orientation par chiffres, par lettres de l’alphabet, etc. Mais je considère que c’est un défi de faire de l’architecture une expérience analogique à l’ère du numérique. Ainsi, qu’il s’agisse d’un aéroport, d’une ligne de métro ou d’une station de métro, l’architecture devrait vous guider sans effort. Vous ne devriez pas avoir à vous arrêter et à consulter une carte.
Je considère que c’est un défi de faire de l’architecture une expérience analogique à l’ère du numérique.
Norman Foster
De même, lorsqu’un réseau invisible descend au sol, comme c’est le cas de la tour de télécommunications de Collserola à Barcelone, c’est l’occasion de le célébrer dans le paysage. Dans ce cas précis, la tour touche vraiment le sol de façon très légère : c’est une structure tendue qui disparaît dans le ciel. C’est une célébration.
Par vos interventions partout dans le monde, par votre expérience du vol entre ciel et terre, par votre proximité avec Buckminster Fuller, vous avez formalisé une vision globale de nos manières, en tant qu’humains, d’habiter la Terre. La publication de la première photographie en couleurs de la Terre en 1967 par la Nasa, image qui a été utilisée en couverture du Whole Earth Catalog de Stewart Brand l’année suivante, a renforcé notre conscience de l’écologie, notre considération de la biosphère – de Gaïa, pour reprendre un terme popularisé par Lynn Margulis et James Lovelock, et récemment repris par Bruno Latour. Vous qui avez développé des projets d’habitat sur la Lune et sur Mars, quelle est votre vision de la Terre, de l’avenir de l’humanité sur la Terre ?
Norman Foster — J’aime à penser qu’il nous faudra marcher dans les pas de ces personnages éminents qui nous ont permis de voir le monde comme un écosystème. Dans un microcosme, les bâtiments sont liés aux écosystèmes naturels. Ma quête est donc celle d’une approche holistique permettant d’atteindre un équilibre avec la nature.
J’aime à penser qu’il nous faudra marcher dans les pas de ces personnages éminents qui nous ont permis de voir le monde comme un écosystème. Dans un microcosme, les bâtiments sont liés aux écosystèmes naturels.
Norman Foster
L’énergie doit être placée au cœur même de cette question, car elle est liée à tous les aspects du réchauffement climatique et de la pollution. La recherche d’une énergie propre ne consiste donc pas seulement à anticiper la croissance démographique mondiale, mais aussi à faire face à ses conséquences. Pour mettre cela en perspective, en Afrique, six cents millions de personnes n’ont pas accès à l’électricité et un sixième de ces personnes se trouvent au Nigéria. Selon ses propres estimations, dans trente ans, le Nigéria devra consommer quinze fois plus d’énergie qu’aujourd’hui, à la fois pour répondre aux besoins d’une population croissante et pour s’industrialiser.
Par conséquent, si nous examinons statistiquement la forme d’énergie qui peut laisser la plus petite empreinte sur la planète, ne produire aucune pollution et avoir le bilan le plus sûr, on en vient au nucléaire. C’est la nouvelle génération d’énergie nucléaire, avec sa promesse de l’autonomie, que je trouve très enthousiasmante.
L’hypothèse d’un futur durable revient souvent dans vos propos. Comment l’imaginez-vous ?
Norman Foster — Ma vision d’un avenir durable est ancrée dans la production propre d’énergie électrique, qui est au cœur de la lutte contre le réchauffement climatique. À l’heure actuelle, plus d’un milliard d’êtres humains vivent dans des habitations précaires, sans avoir accès à l’électricité pour se chauffer et cuisiner, à des installations sanitaires modernes, ni à l’eau potable. Si rien n’est fait, on prévoit que d’ici 2050, une personne sur trois souffrira de ces conditions. Nous avons donc besoin d’une abondance d’énergie propre, sûre et fiable pour assurer une qualité de vie durable pour tous.
Ma vision d’un avenir durable est ancrée dans la production propre d’énergie électrique, qui est au cœur de la lutte contre le réchauffement climatique.
Norman Foster
Comme pour les télécommunications du passé, avant l’ère du téléphone portable, nous dépendons de centrales électriques massives et centralisées et de réseaux de transmission infinis. Avec le nucléaire de nouvelle génération, nous pouvons industrialiser des centrales électriques miniatures. Par exemple, un conteneur standard de six mètres peut abriter une batterie nucléaire scellée qui, avec un cogénérateur de même taille, peut générer dix mégawatts, soit suffisamment pour alimenter une petite ville ou l’ensemble d’un quartier grand comme Manhattan, comme je l’ai souligné tout à l’heure. Par ailleurs, les statistiques montrent que les centrales nucléaires classiques sont le moyen le plus sûr de produire de l’électricité, et même plus sûr – de loin – que le solaire. Il ne s’agit pas de décourager la transition actuelle vers les énergies renouvelables – au contraire, nous avons besoin de toutes les armes de l’arsenal, surtout lorsque le vent ne souffle pas et que le soleil ne brille pas.
Actuellement, nous produisons encore 85 % de notre électricité à partir de combustibles fossiles. Si nous disposons de la technologie et des moyens nécessaires à un avenir énergétique propre, nos villes seront plus propres, plus sûres, plus silencieuses et plus vertes.
Norman Foster
Mais actuellement, nous produisons encore 85 % de notre électricité à partir de combustibles fossiles. Si nous disposons de la technologie et des moyens nécessaires à un avenir énergétique propre, nos villes seront plus propres, plus sûres, plus silencieuses et plus vertes. Les quartiers seront plus mixtes et praticables, la plantation d’arbres à grande échelle créera des microclimats agréables et une plus grande biodiversité – moins d’espace sera nécessaire pour la mobilité, l’agriculture urbaine fournira des produits plus frais et de meilleure qualité au sein de la ville. La population mondiale sera stabilisée, parce que les sociétés qui ont aujourd’hui accès à de grandes quantités d’énergie ont pour la plupart moins de personnes à charge et vivent plus en sécurité, en meilleure santé, et plus longtemps. ◼
* Entretien mené par Frédéric Migayrou, commissaire de l'exposition, et tiré du catalogue de l'exposition
À lire aussi
Dans l'agenda
Portrait de l'architecte Norman Foster
Photo © Yukio Futagawa