L'homme-jaguar ; de la légende à l'écran, avec Ernesto de Carvalho
Au sein d'une communauté autochtone Mbyá-Guarani entre le Brésil et l’Argentine, tout le monde a entendu parler du fascinant Canuto qui, il y a longtemps, s’est transformé en jaguar avant de mourir tragiquement. Afin de raconter son histoire en collaboration avec la communauté dont il est issu, le cinéaste Ariel Kuaray Ortega et son confrère Ernesto de Carvalho vont à la rencontre des habitant·es, et recréent un film fictionnalisé sur le sujet. La Transformation de Canuto (2023), cher à Lucrecia Martel dont le regard a permis de maximiser le potentiel fictionnel du film au moment du montage, questionne sans exotisme les représentations et l’imaginaire d’une communauté autochtone contemporaine en œuvrant à la déconstruction des discours hégémoniques. En plus de leur lien politique, Lucrecia Martel et Ernesto de Carvalho nourrissent le même désir d'innovation narrative.
Amélie Galli — Lucrecia Martel présente votre film, La Transformation de Canuto, le jeudi 21 novembre prochain, dans le cadre de sa rétrospective. Pouvez-vous revenir sur votre rencontre avec le réalisateur brésilien Ariel Kuaray Ortega avec qui vous avez coréalisé ce film ?
Ernesto de Carvalho — Je suis anthropologue de formation et pour plus de quinze ans, j’ai animé des ateliers de réalisation avec les communautés Mbyá-Guarani du sud du Brésil, dans le cadre du programme Video nas Aldeias (Vidéo dans les villages). C’est un projet de formation audiovisuelle mobile pour des réalisateurs et réalisatrices autochtones au Brésil, devenue une référence mondiale. Le projet vise notamment à sortir de la représentation objectivante que les blancs – les descendants des Européens – portent sur les peuples autochtones, au Brésil et ailleurs. On cherche à donner les moyens à des sujets placés historiquement et systématiquement devant la caméra d’utiliser celle-ci pour raconter leurs propres histoires. Comment trouver des espaces, des formes de travail et de collaboration qui ne soient ni paternalistes, ni irresponsables ou schématiques ? Le dispositif est né dans les années 1980 avec le cinéaste Vincent Carelli qui faisait ses propres films mais toujours en relation avec les communautés, dans un type d’alliance avec elles à la fois militante et artistique.
Comment trouver des espaces, des formes de travail et de collaboration qui ne soient ni paternalistes, ni irresponsables ou schématiques ?
Ernesto de Carvalho
En 2007, Ariel Kuaray Ortega, issu d’une communauté Mbyá-Guarani, a été l’un de mes premiers élèves. Étrangement, malgré nos différences culturelles et historiques, nous nous sommes rapidement identifiés l’un à l’autre et sommes devenus frères. Ariel s’est plongé dans cette pratique de l’audiovisuel et du cinéma de façon radicale, chaque jour pendant toute la durée des ateliers, soit trois ou quatre semaines. Il a immédiatement compris la puissance du cinéma et comment sa pratique pourrait aider à dépasser une certaine invisibilité ressentie et vécue par les communautés autochtones. Il avait aussi une habileté très spéciale pour parler avec les gens, les anciens. En 2007, nous avons réalisé un premier film avec deux autres réalisateurs Mbyá-Guarani, Germano Benites et Jorge Morinico, Deux villages, un chemin (Mokoi Tekoá Petei Jeguatá), puis un second en 2009, Bicyclettes de Nhanderu (signé par Patrícia Ferreira Pará Yxapy et Ariel Kuaray Ortega). En tout, avec ce qui est aujourd’hui le Collectif Mbyá-Guarani de cinéma, on a réalisé plus de cinq films ensemble à ce jour, tous présentés cet été au Festival de Douarnenez, par exemple.
Comment est né La Transformation de Canuto ?
Ernesto de Carvalho — L’histoire est connue de la communauté où Ariel est né, à la frontière entre le Brésil et l’Argentine, là où son grand-père habitait. La première fois qu’il me l’a racontée, vers 2009, nous étions là-bas. C’est l’histoire d’un homme devenu un jaguar, qui souffre de cette infirmité, cette maladie à la fois spirituelle et physique que le peuple Mbyá-Guarani connaît bien. La transformation spécifique en jaguar est la plus dangereuse de toutes… On s’est dit immédiatement que c’était une histoire de cinéma. Pas seulement une histoire relative à une mémoire collective, elle semble toucher des couches plus anciennes de compréhension de ce qu’est la relation entre les gens et les animaux et la signification des liens communautaires. Qu’est-ce qui construit la communauté ? Cette histoire parle beaucoup de sagesse, de la manière de vivre ensemble de façon saine, des questions fondamentales qui jouent dans ce cas beaucoup avec l’imagination des gens. Vers 2013, j’ai développé un projet de film de fiction qui n’abandonnerait pas pour autant les expérimentations avec le documentaire, les modes de production qu’on avait développés pendant toutes ces années. On a tourné pendant trois ans, à partir de 2016. J’avais énormément de rushes et un film très complexe, comme un puzzle très fin. Le montage du film est le résultat d’un travail de plusieurs années. Il a été fait en lien avec Ariel et la communauté, mais d’une manière un peu solitaire, traversée par la pandémie du Covid-19.
Autour d’une première version du film, vous rencontrez la réalisatrice Lucrecia Martel…
Ernesto de Carvalho — J’avais essayé de parler avec Lucrecia parce qu’elle a toujours été une inspiration pour moi. Juste avant d’envoyer le film en festival, je lui ai demandé de le regarder, elle m’a invité à Salta, nous l’avons déplié ensemble et tous ses défauts sont apparus ! On a alors entamé un processus de travail qui était génial, des conversations tous les jours chez elle qui m’ont permis de repenser la syntaxe, la grammaire du montage. En termes de structure, le film n’a pas beaucoup changé mais il y avait quelque chose sur la relation entre le documentaire et la fiction, une croyance en la fiction que Lucrecia offrait à l’échange. Elle a permis d’amener chaque scène jusqu’au bout de sa possibilité fictionnelle.
Tout cela était un peu un hasard, mais je crois qu’elle y a puisé quelque chose de très utile pour son propre travail en cours. Elle avait besoin d’un espace et de références pour penser le travail avec une communauté, pour construire une histoire complexe qui parle d’histoire, de territoire, et qui est située. Lucrecia est très généreuse, pleine de joie dans le travail, mais ça a duré des semaines et c’était épuisant. Je me demandais comment lui rendre le temps qu’elle avait consacré à mon propre travail. Finalement, elle m’a invité à participer au documentaire qu’elle termine, Chocobar, en tant que chef-opérateur.
Lucrecia Martel et moi-même partageons un vrai désir d’engagement politique pour les droits des communautés autochtones, et plus généralement pour les populations restées à la périphérie du capitalisme.
Ernesto de Carvalho
Qu’est-ce qui vous rassemble, selon vous ?
Ernesto de Carvalho —Je crois que nous partageons un vrai désir d’engagement politique pour les droits des communautés autochtones, et plus généralement pour les populations restées à la périphérie du capitalisme. Tous les gens qui habitent ces espaces post-coloniaux où le capitalisme et les processus de colonisation ont laissé un vrai désastre de destruction, après le modèle extractiviste de la colonisation de l’Amérique. Ensemble, nous refusons l’idéalisation, nous fuyons tous les types de fantômes. On partage une espèce d’anti-romantisation de la réalité et de l’engagement politique, c’est fondamental pour changer les choses aujourd’hui. Il est temps de reconnaître les choses comme elles sont et non comme on voudrait qu’elles soient. Lucrecia est quelqu’un qui n’a pas peur de dire ce qui est difficile à écouter. Elle fait preuve d’une infinie persévérance, elle ne se désiste jamais. J’appellerais cette persistance non pas du perfectionnisme mais une croyance. Lucrecia croit plus que tout au cinéma. ◼