Le Centre Pompidou &… Anne Berest
Edgar Varèse, Guillaume Apollinaire, Igor Stravinski, Marcel Duchamp, et évidemment Francis Picabia : Gabriële Buffet-Picabia (1881-1985) les a tous connus. En 1908, elle a 27 ans lorsqu'elle rencontre le jeune peintre. Indépendante, féministe, cérébrale, cette musicienne apportera un nouveau souffle créatif à l'artiste. Dans la biographie qu'elles ont consacrée à leur illustre aïeule Gabriële ( 2017, éditions Stock), Anne Berest et sa sœur Claire mettaient en pleine lumière cette figure discrète, pourtant moteur des avant-gardes du 20e siècle, du cubisme au surréalisme en passant par le mouvement Dada. Surnommée « la femme au cerveau érotique » par Picabia lui-même, Gabriële Buffet-Picabia fait l'objet d'un documentaire passionnant, co-écrit et narré par Anne Berest (sur Arte le 1er mai, ndlr). Cette figure tempétueuse, tout comme l'arrière-grand-père Picabia, ont marqué l'enfance de l'écrivaine, pleine de non-dits. Aujourd'hui, celle qui se dit « travaillée par les fantômes de sa famille » avance sereinement dans l'écriture. Son dernier roman, La Carte postale (Grasset), exploration sensible de sa généalogie tragique, a reçu le prix Renaudot des Lycéens 2021. Rencontre.
« Mon travail d’écrivaine tourne beaucoup autour des fantômes. Je suis travaillée par ceux de ma famille ; c’est mon sujet, ma démarche d’artiste. Très tôt, je suis allée à Beaubourg pour rencontrer quelque chose. Vers l’âge de 18 ans, j’allais voir les œuvres de mon arrière-grand-père seule, ou avec des amies. Je restais là un moment, c’était un peu étrange comme sensation – presque comme un pélerinage. J’allais à Pompidou pour « visiter mon ancêtre ». À la maison, nous ne parlions jamais de notre aïeul, c’était des souvenirs trop douloureux pour ma mère. Comme je le raconte dans Gabriële, le livre écrit avec ma sœur, l’héritage spirituel des Picabia a été très difficile, ma mère était fâchée avec sa propre grand-mère. Mais notre génération a été celle de la résilience. De Picabia, j’aime beaucoup la grande toile Udnie… J’ai un lien charnel à la peinture, la toile c’est une peau ; l’huile, une matière chaude.
Vers l’âge de 18 ans, j’allais voir les œuvres de mon arrière-grand-père seule, ou avec des amies. Je restais là un moment, c’était un peu étrange comme sensation – presque comme un pélerinage. J’allais à Pompidou pour « visiter mon ancêtre ».
Anne Berest
Enfant, j’habitais en banlieue parisienne. À cette époque, ma mère finissait sa thèse. Pendant les vacances, elle écrivait le matin, et l’après-midi, nous emmenait à Paris… elle appelait ça « les vacances à Paris ». Et Beaubourg faisait évidemment partie du programme des sorties. Je n’ai pas vraiment de souvenir d’expositions qui m’aient marquée, j’étais sûrement trop jeune. Mais ce dont je me rappelle, c’est qu’avec ma sœur Claire nous avions droit, après la visite, à un stylo ou une gomme, que l’on achetait à la boutique du Musée, en guise de récompense… C’est d’ailleurs une tradition que j’ai conservée avec mes propres filles ! J’ai aussi le souvenir de la sensation d’entrer dans la fameuse « chenille »… En montant peu à peu dans les étages, Paris semblait s’offrir à nous.
Beaubourg m’a toujours fait penser à une planche anatomique, comme un grand corps décharné, sans peau, les muscles apparents, la circulation des veines visible. Vers l’âge de dix ans déjà, j’avais conscience que c’était l’endroit de la « modernité » - d’où peut-être cette étrangeté. Mais il y avait quelque chose que je ne comprenais pas, c’était comment un tel endroit pouvait être « moderne » tout en affichant un portrait de Pompidou (par Vasarely, affiché dans le Forum, ndlr) ? Ma famille étant très politisée, à gauche, je savais que Pompidou appartenait au « vieux monde » — bref, cela faisait des nœuds dans ma tête.
J’ai le souvenir de la sensation d’entrer dans la fameuse « chenille »… En montant peu à peu dans les étages, Paris semblait s’offrir à nous.
Anne Berest
Ensuite, lorsque j’étais étudiante et que je préparais le concours d’entrée à l’École normale supérieure, j’ai passé de nombreux dimanches à réviser à la Bibliothèque publique d’information (Bpi), c’était la seule ouverte ce jour-là ! Il fallait venir très tôt car il y avait toujours du monde, mais la lumière était magnifique. Nous étions tout un groupe d’amis, nous restions toute la journée, et prenions toujours un sandwich à une petite buvette…
Aujourd’hui, quand je retourne au Musée, c’est très différent, il y a comme une boucle temporelle qui s’est refermée. Ces peintures, je les vois désormais comme une manière de m’inscrire dans mon histoire familiale, comme des objets familiers : elles racontent un exil, un voyage, la chaîne du temps. Picabia a eu du succès de son vivant, puis il a été un peu oublié. Sauf des artistes. Il fut ce que l’on appelle un « peintre à peintres », alors ils ont continué à le faire vivre – Gainsbourg l’adorait par exemple. Maintenant, il y a comme un renouveau autour de Picabia et de Gabriële, et puis avec notre livre, avec le documentaire, nous avons sorti Gabriële de l’ombre. Ce mois-ci, une plaque en son honneur va même être inaugurée dans un jardin du 19e arrondissement, près de la rue Picabia... Un jardin, je trouve ça beau, elle a semé tellement de graines, elle aurait aimé cela. Ces cycles, c’est comme un cœur qui continue de battre. C’est très joyeux. » ◼
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