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Jill Johnston à une manifestation

Jill Johnston, porte-drapeau d'une nation lesbienne

Icône lesbienne et féministe, célèbre pour son manifeste Lesbian Nation, la critique de danse Jill Johnston a été une figure intellectuelle et militante incontournable de l’avant-garde new-yorkaise des années 1960 et 1970. Dans le cadre du festival Move, elle est à l'honneur de J. J. ; un spectacle de Pauline L. Boulba et Aminata Labor, qui met en lumière le lien intime qu’elle a solidement noué entre la performativité de son écriture et celle de son vécu. L’occasion de revenir sur le parcours de cette iconoclaste qui a fait de son existence une performance totale.

± 8 min

La poétesse Eileen Myles a raison : « Tout le monde veut “être” Jill Johnston » (dans Frieze Magazine, octobre 2019). Mordante et radicale, l’indomptable J. J., disparue en 2010, a fait de son existence une forme de vie performée que beaucoup ont pris pour modèle. Son érudition, son engagement et son indépendance ont exercé une influence considérable sur l’avant-garde new-yorkaise de son époque comme sur des générations d’auteurs et d’autrices et de gays et lesbiennes après elle. Un crédit à la mesure de sa puissance de pensée et de sa personnalité hors norme, celles d’une affranchie qui a embrassé, et incarné, le tempérament contestataire de son époque. Rien pourtant ne semblait particulièrement l’y prédisposer. Quand elle débute la critique au milieu des années 1950, Jill Johnston, presque la trentaine, n’est pas encore animée de la désinvolture qui fera sa signature. Née à Londres dans une famille protestante, éduquée seule par sa mère près de New York, elle se forme d’abord à la danse moderne auprès du danseur et chorégraphe José Limòn et se résigne, sans conviction, à se marier en 1958 à un homme dont elle a deux enfants, et divorcera six ans plus tard. La critique s’est imposée à elle à la faveur d’un accident, une chute qui lui brise une jambe et son rêve de faire de la danse un métier. Immobilisée, elle embrasse alors l’écriture comme on retrouve un premier amour. À défaut de son corps, c’est sa langue qu’elle fera danser. Un master déjà en poche, elle passe son temps à consulter les archives critiques et les fonds d’histoire de l’art de la New York Public Library où elle travaille. Elle écrit pour le Dance Observer et Art News, avant d’obtenir une chronique hebdomadaire dans le mythique The Village Voice en 1959, la première consacrée à la danse. La colonne à succès, qu’elle intitule sobrement « Dance Journal », devient la scène et l’outil de son émancipation.

 

Jill Johnston comprend que l’écriture critique peut être une performance, une forme qu’elle n’a pas à s’interdire de pratiquer.

 

 

Dès ses premiers écrits, Jill Johnston se tient au seuil de l’analyse et de la pratique, observatrice rigoureuse de la scène new-yorkaise autant qu’actrice de son effervescence. Elle assiste, enthousiaste, à l’éclatement général des frontières disciplinaires qu’elle perçoit au sein de l’atelier John Cage à la New School comme dans l’émergence des happenings de Allan Kaprow et du mouvement Fluxus, qu’elle défend avec ardeur. Mais c’est aussi, et peut-être surtout, par son soutien inconditionnel et précoce à Merce Cunningham et au Judson Dance Theater, dont elle devient la plus fervente chroniqueuse, que Jill Johnston se fait un nom. À contre-courant des critiques de son temps, elle livre le récit précis des expérimentations de ce groupe dissident qui invente la danse postmoderne en faisant retour à l’authenticité du mouvement nu. Témoin intime de son essor, elle voit dans le collectif de la Judson Church Memorial la mise en œuvre d’un renouveau démocratique, voire d’une radicalité anarchiste, qui rompt autant avec la pompe aristocratique du spectacle bourgeois qu’avec les idées d’autorité et de hiérarchie propres à la culture impérialiste (voir le texte « Democracy » dans The Village Voice, août 1962, ndlr). Elle comprend à leur contact que l’écriture critique peut être une performance, une forme qu’elle n’a pas à s’interdire de pratiquer. Durant ces années, elle présente des conférences performées avec Henry Geldzahler, Red Grooms et Robert Morris, danse avec Yvonne Rainer et tourne un court métrage pour Andy Warhol à la Factory. Son style est alors à l’image de sa personnalité, maniant le parler argotique autant que le vocabulaire érudit, dans un style aussi vif que la saillance de ses idées. Des phrases souvent courtes, ciselées, rythmées, qui tapent juste. Ses textes pleins d’esprit sur la danseuse Yvonne Rainer ou les chorégraphe David Gordon et Lucinda Childs, où elle démontre la dextérité de sa plume et la sophistication de ses raisonnements, lui valent une reconnaissance indiscutée. Elle s’intéresse aussi à des iconoclastes, à Whitman, à Monk, à Elaine Sturtevant, bercée par le souffle de leurs contestations. Dans « Cancelled » (in The Village Voice, novembre 1967), elle loue particulièrement le remake de Relâche de Satie par cette dernière en 1967, une non-représentation déceptive pour le public qui trouve porte close, possible préfiguration d’une disparition qu’elle s’apprête elle-même à mettre en scène.

 

J’étais une performance, l’écriture en était l’extension, un récit et un commentaire permanents.

Jill Johnston

 

L’année 1965 avait en effet amorcé un processus de rupture. Dans un de ses papiers les plus célèbres, « Critics’ critics » (in The Village Voice, septembre 1965, ndlr), Jill Johnston exprime ses doutes quant à son activité, une prise de conscience qui motive moins un pur renoncement qu’une métamorphose. Alors internée pour ses troubles psychiques, elle prend la mesure du poids du jugement dans son écriture, de l’élitisme de sa fonction et des paradoxes de son autorité – une autorité qu’elle dira sans profondeur dans son autobiographie Paper Daughter: Autobiography in Search of a Father, parue en 1985. Elle y affirme que la critique est une littérature qui s’ignore, une forme d’art encore en mal de reconnaissance. Son écriture s’émancipe alors un peu plus des conventions pour assumer plus que jamais sa part de subjectivité et d’affect. C’est paradoxalement durant cet épisode caractérisé de schizophrénie qu’elle se ressaisit de son « je » pour marquer définitivement son refus de la distance critique et de la désaffection de la subjectivité, de la froideur du regard et de sa supposée objectivité. Pour elle, la vie qu’on mène est inextricable du jugement qu’on se forme, en sorte que l’écriture critique ne peut être autre chose qu’un récit de soi, voire une confession. En rebaptisant sa colonne « Jill Johnston », elle pousse cette pulsion autobiographique à son paroxysme en faisant du récit à la première personne le moyen de prolonger sa propre plasticité : « J’étais une performance, l’écriture en était l’extension, un récit et un commentaire permanents. » La performance, c’est aussi une présence, une attitude, une gestuelle et un corps. Une silhouette allongée de danseuse en jeans, cernée de longs cheveux bruns, un visage aux traits marqués creusé d’un grand sourire, la démarche assurée et un air entendu : Jill Johnston est une intello « badass ». 

Par-delà ses observations sur la culture contemporaine, ses écrits mobilisent dès lors tous les aspects de sa vie personnelle et sociale, les fêtes du monde de l’art et les substances qu’elle y prend, ses opinions sur l’homosexualité, le féminisme et l’actualité politique, ses conquêtes et ses fréquentations. Son style devient aussi libre que son esprit non-conformiste. Oral, répétitif, haletant, il évacue les pauses et les coupures, joue avec la ponctuation, ou plutôt avec son absence. Plus sauvage que jamais, il s’emballe, la langue roule, claque et virevolte, elle est la danse qu’elle ne pratique plus sur scène. Elle est un art en soi qui emprunte à la poésie, à la littérature, au cinéma (« elle écrit comme un film » dit d’elle Andy Warhol) au risque de dérouter une partie de son lectorat . Jill Johnston semble en effet peu à peu délaisser le sujet de l’art et s’épuiser à la critique. En mai 1969, suite à une nouvelle thérapie, elle performe sa propre dissolution publique en mettant sur pied un panel de discussion « The Disintegration of a Critic: An Analysis of Jill Johnston » comme un hommage anticipé. Face aux artistes Andy Warhol, Carolee Schneeman, UltraViolet et aux critiques Gregory Battok, David Bourdon qui ne tarissent pas d’éloges, elle se présente avec quarante minutes de retard et entame la lecture de la chronique de la semaine suivante, devant un public médusé. Imprévisible, chaotique peut-être, Jill Johnston n’en est pourtant pas à son dernier coup d’éclat.

 

Par-delà ses observations sur la culture contemporaine, ses écrits mobilisent dès lors tous les aspects de sa vie personnelle et sociale, les fêtes du monde de l’art et les substances qu’elle y prend, ses opinions sur l’homosexualité, le féminisme et l’actualité politique, ses conquêtes et ses fréquentations.

 


L’année de sa désintégration en tant que critique coïncide avec celle de son coming-out, qui fait d’elle la première journaliste ouvertement homosexuelle aux États-Unis. Installée un temps chez Lucinda Childs, elle s’affirme en tant que lesbienne et féministe militante. Son discours se politise, elle côtoie le Gay Liberation Front et construit sa pensée radicale, d’orientation séparatiste. Pour elle, le lesbianisme est une identité politique résistante et émancipatrice que doit embrasser toutes les femmes. Par-delà ses écrits et conférences, elle se sert des happenings comme d’outils de contestation de l’ordre sexiste et patriarcal. Certains tiennent de l’anecdote, comme se jeter torse nu dans une piscine durant une conférence de la féministe Betty Friedan, trop réformiste à son goût, d’autres vont marquer durablement l’histoire des luttes féministes. En 1971, lors d’une rencontre restée célèbre au Town Hall de New York, aux côtés de Germaine Greer, Jacqueline Ceballos ou de Diana Trilling, elle affirme que toutes les femmes sont lesbiennes, même si elles l’ignorent, et se jette au sol, rejointe par deux femmes, pour mimer un acte sexuel sous les yeux décontenancés de Norman Mailer, antiféministe notoire (cf. le documentaire Town Bloody Hall de Chris Hegedus et D.A. Pennebaker, 1979, ndlr). Son ouvrage le plus connu, Lesbian Nation: The Feminist Solution, paru deux ans plus tard, tient autant du scandale que de la consécration. Elle y affirme notamment qu’une véritable révolution politique n’est possible qu’à condition que toutes les femmes deviennent lesbiennes ou que coucher avec un homme revient toujours, en creux, à se rendre complice de l’oppresseur. Ses propos tranchants et son ton péremptoire jettent le trouble dans les milieux féministes et font grincer des dents tous les conservateurs. Ils lui assurent aussi le statut d’icône internationale. Intellectuelle nomade, elle publie à cette époque plusieurs récits de voyage, compilés dans Gullibles Travels: Writings (1974), parmi lesquels le marquant « Agnes Martin: Surrenchere & Solitude », écrit après avoir rendu visite à l’artiste au Nouveau-Mexique.

 

Dans les années 2000, elle rédige encore plusieurs ouvrages sans rien perdre de sa verve, de son engagement dans les luttes féministes et sociales, ni de sa sensibilité d’esthète.

 

 

Au milieu des années 1980, après avoir quitté le Village Voice et achevé les deux volumes de son autobiographie (Mother Bound: Autobiography in Search of a Father, 1983 et 1985, ndlr), Jill Johnston signe son retour à la critique dans les pages de Art in America. Elle y commet une trentaine d’essais sur Wilson, Rauschenberg, Brecht, Hsieh ou Armitage avec le même œil acéré qu’à ses débuts, tout en appuyant l’humour, la désinvolture et l’indiscipline qui caractérisent désormais son style. En 1987, Elizabeth C. Baker, son éditrice en cheffe, lui commande un texte sur Jasper Johns, une proposition qu’elle transforme en projet éditorial. Elle entreprend d’expliquer l’œuvre par la vie « secrète » de l’artiste, évoquant notamment son homosexualité pourtant notoire, au point d’irriter Johns qui ne l’autorise pas à y reproduire ses œuvres. Fidèle à son caractère, elle publie Jaspers Johns. Privileged Information (1996) malgré la polémique et sans la moindre illustration. Dans les années 2000, elle rédige encore plusieurs ouvrages sans rien perdre de sa verve, de son engagement dans les luttes féministes et sociales, ni de sa sensibilité d’esthète. 

 

À l’image de son mariage en 1993 avec Ingrid Nyeboe, qui pris la forme d'une performance, et dont elle a livré le récit l’année d’après dans Art in America, Jill Johnston n’a jamais cessé d’éprouver la perméabilité des frontières entre l’art, la vie et leur discours dans la performance de sa propre existence. Par des gestes, des actions et bien sûr des écrits, elle a su conquérir sa liberté de femme et de lesbienne, sa puissance poétique et politique, comme les formes d’expression de sa critique affectée. Onze ans après sa dernière désintégration, il ne nous reste plus désormais qu’à en perpétuer l’héritage : lutter avec radicalité, penser chaudement, agir fort et écrire incarné. ◼