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Gaëlle Choisne, réparer les vivants

À 39 ans, la plasticienne Gaëlle Choisne est l’une des artistes nommées pour l’édition 2024 du prix Marcel Duchamp. Traversée par nos histoires collectives, elle cherche, telle une passeuse, des connexions pour relier l’intime à l’universel. À mi-chemin entre photographie, sculpture et installations, son travail, qui assume une large part mystique, est irrigué par son héritage de femme afrodescendante. Rencontre.

± 5 min

C’est dans l’est de Paris, à Aubervilliers, que nous retrouvons Gaëlle Choisne et son facétieux cabot Satché. Installée depuis deux ans dans les locaux de Poush, une résidence d’artistes située dans ce qui fut une parfumerie industrielle dans les années 1920, elle apporte les dernières touches aux œuvres qu’elle présente cette rentrée dans le cadre de l’exposition « Prix Marcel Duchamp 2024 — les nommés », aux côtés d'Abdelkader Benchamma, Noémie Goudal et du duo brésilien Angela Detanico & Rafael Lain.

 

En collaboration avec Art Basel Paris

 

Dans son atelier aux larges baies vitrées s’entassent matériaux de récupération, imposantes caisses en bois et intrigantes sculptures en glaise peinte. Dehors, un orage gronde. Si le chien ne tient pas en place, Gaëlle Choisne affiche, elle, une lumineuse sérénité : « Participer au prix Marcel Duchamp, c’est un honneur évidemment, un moment important dans une carrière. Je suis ravie d’avoir un grand espace au sein de l’exposition, car cela donne quelque chose d’assez immersif, ça colle bien avec ma pratique. » Parmi les artistes précédemment nommés dont elle apprécie le travail, elle cite Julien Prévieux (lauréat en 2014), Isabelle Cornaro (nommée en 2021), Mimosa Échard (lauréate 2023) ou encore Mohamed Bourouissa (nommé 2018). Quant à ses influences revendiquées, elles vont de la sculptrice américaine Sarah Sze au plasticien et danseur américain Nick Cave en passant par la photographe canadienne Lynne Cohen (qu’elle a eu la chance de rencontrer avant son décès en 2014, ndlr).

 

Ses influences revendiquées vont de la sculptrice américaine Sarah Sze au plasticien et danseur américain Nick Cave en passant par la photographe canadienne Lynne Cohen.

 

Pour cette première exposition personnelle au Centre Pompidou (elle a déjà présenté ses œuvres à Montréal, Varsovie, Los Angeles, La Havane ou Istanbul), Gaëlle Choisne propose un voyage temporel et sensoriel dans un espace recomposé. Au sol, des concrétions de liège teintes en noir, façon plage volcanique ; aux murs, de grands panneaux peints où s’agrègent divers éléments collectés. Et au centre, des sortes de « ruches », elles aussi en liège, depuis lesquelles sont projetées des images vidéo. Avec cette installation hybride, qui est aussi « un îlot, un archipel, un lieu où différentes réalités se cumulent pour être réinventées et réparées », l’artiste nous invite à « changer de perspective sur le monde et devenir l’observateur de sa propre espèce ». 

Passée par l’Académie des beaux-arts d’Amsterdam et l’École des beaux-arts de Lyon, Gaëlle Choisne combine une pratique parfois très documentaire, proche de ses sujets, et une approche bien plus spéculative, dans le but d’ouvrir son discours vers des mondes habitables et possibles. Cette oscillation entre la posture critique et la force de l’imaginaire lui permet de donner à voir toute l’épaisseur des dynamiques sociales et environnementales complexes qui la travaillent. L’artiste est aussi habitée par une mystique très personnelle – elle a d’ailleurs intitulé son installation pour le prix Marcel Duchamp « L’ère du Verseau » (en astrologie, cette croyance ésotérique envisage notre époque comme celle d’un basculement, ndlr). Dans ses grandes œuvres peintes sur des panneaux de bois, qu’elle nomme « scrap paintings » (en référence au scrapbooking, activité un peu « triviale et peu considérée » selon ses mots), on retrouve partout de mystérieuses inscriptions, qu’elle décrit comme « une forme d’écriture galactique, talismanique. »

 

Je me connecte à une énergie, je canalise des messages d’autres mondes pour créer de nouvelles lignes temporelles de soin et faire en sorte que notre Terre aille mieux.

Gaëlle Choisne, artiste

 

Profondément influencée par le travail de l’auteur et critique britannique Ekow Eshun et du panafricaniste Nioussérê Kalala Omotunde, Gaëlle Choisne est aussi animée par un désir de réparation, de guérison : « Je me connecte à une énergie, je canalise des messages d’autres mondes pour créer de nouvelles lignes temporelles de soin et faire en sorte que notre Terre aille mieux. » L’artiste tente aussi de « se recréer une sorte de famille transgénérationnelle et fictionnelle ». Elle colle, combine et superpose des photos de familles noires, souvent trouvées dans des brocantes, voire totalement générées par l’IA ! Elle y ajoute des « déchets » trouvés dans la rue — papiers perdus, autocollants commerciaux… mais aussi des mèches de cheveux. « J’utilise souvent de faux cheveux, du type de ceux que l’on retrouve dans les extensions afro. J’aime cet aspect trivial, de quelque chose qui n’est pas considéré comme noble. Et puis, dans le cheveu, il y a la notion de racine… » 

 

Je joue avec l’histoire coloniale et décoloniale, je représente des corps noirs, des corps de personnes non binaires ou trans. En tant que femme noire, je ne crois pas avoir tout le temps des espaces dans lesquels je me sens en sécurité. Alors je me crée mes propres espaces, mes safe spaces.

Gaëlle Choisne, artiste

Bretonne par sa mère et Haïtienne par son père, Gaëlle Choisne reste marquée par ces deux cultures « complément opposées dans leur manière de penser le monde — l’une dans l’intuition et l’invisible, l’autre dans une rationalisation mathématique et physique », décrypte-telle. « Au lieu de lutter, j’ai embrassé ces contradictions, et cela m’a pris du temps de comprendre qu’il n’y avait pas choisir. » Alors que l’orage éclate enfin au dehors et qu’une pluie torrentielle vient laver la ville, elle ajoute : « Je joue avec l’histoire coloniale et décoloniale, je représente des corps noirs, des corps de personnes non binaires ou trans. En tant que femme noire, je ne crois pas avoir tout le temps des espaces dans lesquels je me sens en sécurité. Alors je me crée mes propres espaces, mes safe spaces. » Raconter et réparer, toujours. ◼