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Dans le cerveau d'Ettore Sottsass

Foisonnant, l'univers visuel d'Ettore Sottsass s'exprimait aussi dans des carnets de notes personnalisés, et dans l'accumulation d'objets comme des emballages ou des images découpées. Des « instruments de travail » exceptionnellement présentés dans l'exposition « L'objet magique », et qui font partie du riche fonds d'archives de la bibliothèque Kandinsky. Immersion dans un monde d’images, qui sont comme une mise en espace de la mémoire de l'artiste.

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Lorsqu’il entre à la bibliothèque Kandinsky, le fonds d’archives d’Ettore Sottsass est déjà minutieusement classé. Les trente-deux agendas et les soixante-dix-neuf carnets sont datés et numérotés, les feuillets et les visuels sont groupés par liasses dans des enveloppes systématiquement titrées, abondamment annotées, le tout accompagné d’une pléthore de listes répertoriant les thématiques ou proposant d’autres nomenclatures pour les mêmes ensembles. Il n’est pas rare que les documents soient arrivés avec leur contenant : des boîtes en bois, pour la plupart fabriquées sur mesure, des supports cartonnés taillés spécifiquement, et, détail inédit, la photothèque est arrivée depuis l’atelier de Milan sans quitter le meuble signé Olivetti où elle était conservée. À l'intérieur des tiroirs, sur les enveloppes de tri, des notes aux encres différentes laissent entendre que les archives n’étaient pas un simple stockage mais une matière vivante et souvent visitée.


L’iconothèque d’Ettore Sottsass a mis à mal nos pratiques archivistiques basées sur une description à la pièce. Nommée très explicitement : « Collection documentaire constituée par Ettore Sottsass », elle est constituée de cartes postales, d’images découpées, d’emballages de bonbons, de cigarettes, de rouge à lèvres ou de dentifrice… Quel intérêt pourrait-on trouver isolément à la collecte des papiers dorés qui entourent les tablettes de chocolat ou à celle des cartonnages illustrés qui protègent les savonnettes ?

 

Quel intérêt pourrait-on trouver isolément à la collecte des papiers dorés qui entourent les tablettes de chocolat ou à celle des cartonnages illustrés qui protègent les savonnettes ?

 

 

Comment expliquer que chaque pièce soit si soigneusement contrecollée sur des cartons aux tailles et couleurs harmonisées ? Manifestement, il s’agit là d’éléments destinés à être mis en résonance. Une résonance visuelle, globale, au sens kantien selon lequel la compréhension esthétique des choses consiste dans la manière dont le divers est « parcouru et rassemblé » à la fois. Ce double mouvement d’accumulation et de mise en espace semble être une constante dans la démarche de Sottsass.

Lorsqu’il décolle les bords d’une boîte de cigarette pour la fixer dépliée sur un carton, Ettore Sottsass opère un passage de trois à deux dimensions. C’est un dépli et un repli à la fois : la surface de l’emballage d’abord cubique, prend une forme géométrique plane couverte d’écritures désordonnées aux couleurs disparates, graphiquement rythmée. Notons que, vus de loin, certains objets dépliés ressemblent à des totems ! Un détail qui renvoie, à tort ou à raison, à sa position de designeur. Cette redistribution des formes dans l’espace est bien sûr une façon d’archiver l’objet à plat, mais elle induit surtout une autre façon d’envisager l’objet. 


Peut-être que le dessin des objets et le dessin de leur présence dans l’espace (…) ne sont justifiés que par la fonction d’agir comme des filtres pour ordonner, selon des successions précises et causales, la façon dont s’enchaînent les états de conscience.

Ettore Sottsass


L’aspect bigarré, géométrique et typographique de sa collection ne constitue donc pas seulement une sorte de banque de données dans laquelle il puise des inspirations : c’est le lieu où s’opère une véritable métamorphose de l’objet, une sorte d’écartèlement (comme l’entomologiste écartèle un insecte avant de l’épingler), une mise en espace qui permet d’en saisir un aspect, si infidèle soit-il, de ce que l’on nomme sa réalité. Le même objet dépourvu de sa fonction devient forme, trait, couleur, rythme. Matière et signe. Dans son iconothèque, chaque objet recueilli « fait signe » dès lors qu’il est isolé, mis à plat, puis placé en résonance avec tel ou tel autre. À l’instar de la collection d’images, la collection de photographies semble procéder d’un lien direct entre la curiosité et l’archivage.

 

J’étais si curieux de tout ce que je voyais, et je voyais tellement de choses que je n’arrivais pas à tout archiver. 

Ettore Sottsass

 

Cette expression n’est pas sans rappeler la démonstration d’un James Joyce qui déploie la surabondance des événements incluse dans un temps limité et ordinaire. Lorsqu’Ettore Sottsass parle de photographie comme « substitut de la mémoire », il ne suggère pas l’idée de fixer le temps comme on fixe un souvenir. Il prélève dans la succession infinitésimale « le bagage des fragments et des membres dispersés de la vie quotidienne », pour en suggérer une appréhension qui n’est pas forcément narrative et il opère, comme pour les images ou les emballages, un redéploiement des données. Notamment dans le temps. La problématique du temps est une constante dans les archives d’Ettore Sottsass, et plus précisément la question de sa mise en espace. Lorsque de part et d’autre d’une ligne verticale qui décompte les jours, il dispose le vécu avec force couleurs et illustrations, cette présentation synoptique met en résonance les événements à la fois « parcourus et rassemblés », pour reprendre l’expression kantienne.

En parallèle des agendas, Ettore Sottsass multiplie les chronologies : il pointe le temps sur ses cahiers, sur des feuilles volantes, sur d’immenses affiches… Et il ne capture pas que son vécu ! Dès ses premiers carnets, on trouve des chronologies de civilisations anciennes, d’inlassables tracés de temps préhistoriques, paléolithiques, géologiques, etc. Ettore Sottsass varie les échelles, comme autant de tentatives de ramener à une dimension plus concevable des chiffres démesurés. L’infiniment grand, l’infiniment petit… Depuis les temps astrologiques jusqu’à ses éphémérides, Ettore Sottsass subdivise le temps et multiplie les jalons pour finalement échouer sur un constat : le temps n’est pas une somme. Au-delà de la profusion de dates, d’images, de photographies, de lignes et de listes, au-delà de tous ces titres qu’il biffe, raye, corrige sur les enveloppes, ce que Sottsass semble chercher, ce n’est pas ce qui reste du temps, c’est ce qui passe, et plus précisément la façon dont l’éphémère s’inscrit dans la matière. Pointées, cochées, dénombrées, mais aussi disposées par colonnes, mises en cases ou éclatées en schéma circulaire, les dates et les listes de Sottsass sont autant de tentatives pour rendre visible — sensible, ce qui advient et solliciter nos impressions, voire nos sensations. 

 

Nous lisons le monde de manière sensuelle. Nous le cataloguons, nous l’intellectualisons aussi, mais la source de tout reste les sens.

Ettore Sottsass interviewé par Hans Obrist pour le magazine Surface, décembre-janvier 2001

 

Dans la profusion infinitésimale et ininterrompue des données de la perception, les éléments ne prennent leur sens qu’à la lumière du tout. Pour cette raison sans doute, Barbara Radice, veuve de l'artiste, insistait au moment de la donation sur l’idée de ne rien dissocier. ◼

À la bibliothèque Kandinsky, les trésors de Sottsass


En 2013, le fonds des archives d’Ettore Sottsass rejoint au Musée national d’art moderne les quatre cent trente-deux dessins et objets de sa collection. Cette donation, consentie par Madame Barbara Radice, veuve d'Ettore Sottsass, complète le reversement en 2003 des archives professionnelles du designeur autour de sa collaboration avec la firme Olivetti. Quelque deux mille ouvrages issus de sa bibliothèque privée intègrent notre fonds d’imprimés. Parmi les quatre-vingt-quatorze titres de revues numérisées, la bisannuelle d’architecture Terrazzo dont Ettore Sottsass est l’un des fondateurs, est accompagnée par onze boîtes de correspondance, épreuves et photographies documentant sa rubrique Travel notes (1988-1996). Les quatre cents affiches d’expositions ou événements, touristiques, politiques ou publicitaires parmi lesquelles figurent ses propres créations sont en cours de numérisation. Une centaine est déjà en ligne sur le site de la bibliothèque Kandinsky. Trente-deux agendas minutieusement annotés, le premier daté de 1948, les autres de 1966 à 1997, et soixante-dix-neuf carnets de notes et dessins datés de 1974 à 2005 ont été numérisés en priorité. Quant aux plus de cent trente-neuf mille photographies, diapositives et planches-contact, elles sont distribuées, conformément au classement d’Ettore Sottsass, en projets professionnels (1922-2005) et en photographies personnelles et de voyage (1937-2007). À cela s’ajoutent les quatre boîtes de diplômes et prix, ainsi qu’une vingtaine de boîtes d’images constituant une sorte de répertoire visuel, soigneusement organisé.

 

La bibliothèque Kandinsky propose une soirée publique de consultation collective de l’ensemble du fonds lundi 22 novembre 2021 de 18h30 à 20h30.