Avec « Futurissimo », plongez dans les avant-gardes du design italien

Marie-Ange Brayer : « Ce bureau est une pièce unique, exceptionnelle, créée à l’origine pour une boutique Singer à Turin. Le projet n’a pas abouti, mais le prototype a été conservé. La technique est ici celle du bois courbé, et le tour de force est qu’il n’y a qu’une seule feuille de bois moulée et cintrée. On constate aussi un allégement dans la masse du bois, ce qui n’est pas fréquent à l’époque, tout comme ce plateau en verre. C’est d'une grande virtuosité ! Après la Seconde Guerre mondiale, une tendance “organiciste” surgit dans l’histoire du modernisme en Italie. Dans une recherche d’expressivité, les designeurs réhabilitent des inspirations maniéristes ou baroques, à l’instar du “liberty”, variante italienne de l’art nouveau. Carlo Mollino est un créateur atypique, féru de vitesse, un anticonformiste notamment connu pour ses photos érotiques. »

Marie-Ange Brayer : « Ce siège est révolutionnaire, presque un geste readymade. Pour l’assise, les deux frères Castiglioni ont récupéré un siège de tracteur, et le piètement ressemble à un joug de char à bestiaux… Il s’agit d’un véritable manifeste : le nom de la chaise, “mezzadro”, signifiant “métayer”. L’idée est de rattacher le design à son origine rurale, à une culture vernaculaire et de raconter une Italie alors en pleine mutation. Lorsque ce tabouret fut montré pour la première fois à la Triennale de Milan en 1954, ce fut un choc ! Il a eu beaucoup de succès, et fut diffusé de manière industrielle, et réédité dans les années 1980 par Zanotta. Ses couleurs pop (il existe en rouge, orange et jaune, ndlr) étaient très nouvelles pour les intérieurs de l’époque. »

Marie-Ange Brayer : « Joe Colombo est un designeur qui aura eu une carrière relativement courte (il est mort à 41 ans, ndlr), mais il a repensé tout le design italien. Il dessine des objets qui prennent en compte les modes de vie modernes, qui se veulent légers et déplaçables. Il est l’un des premiers à faire du plastique son matériau privilégié. Pour cette chaise “universelle”, il utilise un plastique moulé d’un seul bloc, baptisé “ABS”. Thermodurcissable, il permet de réaliser en série cette pièce légère et empilable. La forme est très simple, et les couleurs très pop (rouge, vert, etc). Les pieds de cette chaise sont ajustables et il en existe même une version pour les enfants. »

Marie-Ange Brayer  : « La designeuse Gae Aulenti pense ses lampes comme de véritables objets architecturaux à échelle réduite, à l'image de ce modèle. Étant l’une des rares femmes dans ce métier à l’époque, elle est architecte de formation. Dans l’après-guerre, on commence à accorder de plus en plus d’attention à l’éclairage et à la diffusion de la lumière, et les créations de l’époque présentent de nombreuses innovations techniques. Cette lampe baptisée “Rimorchiatore” fait référence à un bateau-remorqueur… Simple et modulaire, elle est multifonctionnelle. Les cylindres s’entrouvrent pour laisser passer la lumière et elle est même équipée d’un cendrier ! Dans les années 1980, Gae Aulenti repensera les espaces du Musée national d’art moderne, à la demande du ministère de la Culture. »

Marie-Ange Brayer  : « L’un des créateurs les plus inventifs en matière de luminaires est Gino Sarfatti. Pionnier du design industriel, il fonde dès 1939 sa société, Arteluce. Ici, il s’intéresse surtout au faisceau lumineux, et laisse visibles les éléments constitutifs de la lampe, dans un effet théâtral, très plastique – presque les prémisses des fameux spots des années 1980. Les créations de Sarfatti s’appréhendent davantage comme des signaux lumineux qui modélisent l’espace que comme des objets utilitaires. Son succès sera énorme. »

Marie-Ange Brayer : « Cette chaise, très rare, est signée d’un groupe de jeunes architectes iconoclastes appelé « Superstudio ». Leur approche, volontairement transgressive comme celle de leurs camarades d’Archizoom, se construit en rejet de la doxa rationaliste du modernisme. Ce qui importe, c’est de libérer l’individu, de modifier son environnement et de promouvoir la créativité collective. Ils proclament « la fin de l’architecture » comme instrument d’aliénation politique. Le projet « Monumento continuo » de Superstudio est un « modèle architectural d’urbanisation totale », où la grille recouvre tout. On est ici dans la notion de « supersurface », la chaise est comme une colonne vertébrale, la base étant recouverte de la grille. »

Marie-Ange Brayer : « Au début des années 1970, Sottsass réalise plusieurs séries d’œuvres conceptuelles dont ce fauteuil, qui s’inscrit dans ce qu'il appelle  “contre-design”. Dans cette création, à mi-chemin entre un trône, une chaise à porteur et un tapis, on perçoit l’influence de la philosophie orientale sur la pensée de Sottsass. Dans les années 1960, le designeur est parti en Inde, et en est revenu transformé... On croirait ce siège tout droit sorti d’un conte oriental : on est ici en plein dans “l’objet magique” si cher à Sottsass. Opposé au rationalisme, il revendique une expérience émotionnelle des objets, qui sont pour lui la ponctuation rituelle d’un tout cosmique. Cette œuvre, par son caractère ironique et iconoclaste, préfigure la révolution Memphis, mouvement que Sottsass fondera en 1981. »

Marie-Ange Brayer : «  Alessandro Mendini est un grand théoricien du design italien, un radical qui fait partie du studio Alchimia. Créant des meubles en série limitée, il s’inscrit dans une démarche de réhabilitation du décoratif, tout en faisant l’éloge de la banalité (“oggetto banale ”). Pour ce canapé, il fait du “re-design” : il transforme un objet usuel en peinture à la Kandinsky. Pour lui, il n’y a pas de hiérarchie entre les arts. Ce canapé, avec ses formes hétérogènes et ses couleurs vives préfigure le style Memphis. »

Marie-Ange Brayer : « Après l'architecture radicale, Michele De Lucchi fait partie du mouvement Memphis, qui, au tournant des années 1980, opère une révolution dans le design. Les membres de Memphis inaugurent une nouvelle forme de narrativité où la valeur décorative est prônée pour elle-même. La conception d’objets sculpturaux, le graphisme des lignes, les motifs géométriques, la couleur et l’association provocante des matériaux remettent en question les fondements modernistes du design. Ce guéridon, un peu dysfonctionnel, reprend tout le vocabulaire de Memphis. Inspiré d’éléments aéronautiques, il se réfère au modèle d’exploration lunaire d’Apollo XI. Avec ses couleurs, ses motifs et son stratifié – le matériau de prédilection de Memphis, il est véritablement iconique. Et il est encore produit aujourd’hui. » 

Marie-Ange Brayer : « Nathalie du Pasquier est une grande créatrice qui fit partie du mouvement Memphis. Cette native de Bordeaux (1957), autodidacte, a voyagé en Inde et en Afrique, et elle arrive à la fin des années 1970 en Italie. Son travail, unique, centré autour de motifs décoratifs, s’inspire notamment des cultures aborigènes d’Australie, mais aussi du punk, ou des motifs que l’on retrouve sur les tissus wax notamment. Elle jouit aujourd’hui d’une grande influence sur les jeunes créateurs, notamment en graphisme. Les dessins présentés dans l’exposition “Futurissimo”, destinés à des tissus pour Memphis, font partie d’une donation exceptionnelle de l’artiste. Aujourd’hui Nathalie du Pasquier se concentre sur ses activités de peintre. »

Marie-Ange Brayer : « Avec cette création, Franco Raggi annonce le mouvement postmoderne. Rédacteur en chef de Casabella, revue de design et d’architecture très influente, il reprend ici des éléments d’une performance qu’il a réalisée dans les années 1970. Avec ses éléments de temple dorique, comme un clin d’œil aux origines de l’architecture, cette lampe est comme une critique de l’architecture, un objet iconoclaste. Il y a beaucoup d’humour dans ce mini-temple transformé en objet domestique. »

Marie-Ange Brayer : « Cofondateur en 1966 du collectif Archizoom, grand théoricien et critique, architecte et designeur, Andrea Branzi nous interroge avec cette œuvre sur le sens des objets. Ici, il s’oppose à la dimension purement fonctionnelle de l’objet, pour aller vers l’installation artistique. Grande Legno 13 est comme une sorte d’autel, un objet contemplatif sans fonction. La structure est en grillage récupéré d'un poulailler, les poutres séculaires viennent du Tyrol, et on trouve à l’intérieur des boîtes fermées, revêtues de sérigraphies montrant des figures divines japonaises du 14^e siècle, ainsi que divers objets dont un dragon doré. Pour Branzi, la dimension animiste des objets est essentielle, il veut renouer avec elle dans notre rapport aux objets. Cette œuvre est un manifeste artistique et philosophique. » ◼