Etude pour Le Pont Saint Michel

En 1895, Matisse s'installe au 19 quai Saint-Michel dont il occupe un appartement qui jouit d'une vue remarquable sur la Seine et l'île de la Cité. Depuis la fenêtre de son atelier, situé au 5e étage, il exécute entre 1900 et 1902 une série de crayons, pastels et huiles à laquelle appartient cette feuille1. De ce lieu s'offrent à lui, sur la gauche, la vue du pont Saint-Michel et du Palais de Justice avec en fond les toits du Louvre, et sur la droite, celle du Petit Pont et de Notre-Dame. Dans les œuvres traitant du premier motif, Matisse insiste sur le trafic des bateaux qui montent ou descendent le cours du fleuve, la courbe de la Seine largement ouverte, l'horizon des toits, l'amplitude du ciel qui forment un paysage mouvant. En revanche, les vues de Notre-Dame se concentrent sur les volumes monumentaux de la préfecture et de la cathédrale, le fleuve délimité par les passerelles paraissant n'être ici qu'un bassin d'eaux dormantes2. Si les deux premières toiles de la série, Vue de Notre-Dame et Pont Saint-Michel, confondent le format du tableau et la vue dépeinte selon une découpe paysagiste traditionnelle, Matisse inscrit très vite sur le bord gauche ou droit des toiles le volet de la fenêtre. Tout d'abord à peine indiqué, ce deuxième sujet s'affirmera progressivement comme élément constructif du tableau. Le volet, à la perpendiculaire du pont, permet à Matisse de développer jusqu'à un point extrême de géométrisation le paysage fluvial des quais et de la ville. La recherche sur l'interférence des données concrètes du tableau (format, châssis), des données figurées (fenêtre, pont, quai...) et des données du système de représentation (perspective, vision plongeante) est soutenue par une technique de couleur en aplat. Cette problématique aboutira en 1914 à faire coïncider cadres réel et figuré dans la Porte-fenêtre à Collioure, dont la stricte bidimensionnalité referme la « percée albertinienne » de la représentation perspectiviste.

Le dessin Étude pour le pont Saint-Michel du MNAM peut être rapproché en particulier de la toile Le Pont Saint-Michel (collection Burden). Les positions des différents éléments sont approximativement identiques. Si on les compare avec celles du Pont Saint-Michel (collection Ludington), on peut penser que le dessin du MNAM est une étude intermédiaire simplifiant les éléments de la première toile en vue de la seconde. En effet, il tend à dissocier graphiquement l'arche droite du pont du toit du débarcadère, dissociation reprise dans la toile de la collection Ludington. Ce principe de travail par versions successives est assez généralement utilisé par Matisse. Le dessin y joue le rôle d'une relecture des propositions fixées dans la version antérieure plutôt qu'une étude renouvelée du motif lui-même. La systématisation discernable d'étape en étape confirme la productivité de ce principe. Matisse pourra l'appliquer soit à des séries de versions distinctes, comme ici, soit à des propositions superposées dans la même toile dont il fixera chaque état par la photographie.3

Anne Baldessari

Notes :

1. Ce sujet du pont Saint-Michel sera repris par Matisse en 1927 au moyen de la gravure pour illustrer l'ouvrage collectif Tableaux de Paris.

2. Jack Flam, The Man and his Art, 1869-1918, Londres, Thames and Hudson, Ltd, 1986, chapitre « Landscapes » pp. 94-102.

3. Lydia Delectorskaya dans son ouvrage L'Apparente facilité, op. cit., (1986) présente l'album de photographies des états successifs des toiles de Henri Matisse qu'elle réalisa entre 1933 et 1939.

Source :
Extrait du catalogue Œuvres de Matisse, catalogue établi par Isabelle Monod-Fontaine, Anne Baldassari et Claude Laugier, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1989