D’une écologie du regard à l’écologie en art
Art et écologie : les termes se nourrissent, mieux, s’élargissent l’un l’autre. Les thèmes abordés par le MOOC du Centre Pompidou le démontrent. Écologie : le mot sonne comme une évidence, et pourtant, il faut y revenir. On parle de hausse des températures, de disparitions d’espèces, de pollutions, de pénuries… On parle d’injustices, de migrations climatiques, des effets d’une économie prédatrice des ressources naturelles comme des conditions d’existence de l’être humain… On comprend que tout est lié. Les sciences se conjuguent et bientôt toutes les disciplines. On dresse des cartes, on visualise les réseaux de nos impacts et de nos dépendances. On réfléchit, autrement, à la teneur et au sens des relations. Notre entrée dans cette nouvelle ère géologique appelée Anthropocène impose un réexamen quasi général de nos imaginaires et de nos savoirs. Le travail est vertigineux, les appels au changement se multiplient, les résistances se révèlent à la mesure des bouleversements vécus ou annoncés.
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Il faut avoir à l’esprit l’étendue à 360° du terme écologie si l’on veut saisir la nature profonde et l’enjeu de sa rencontre avec l’art. Pour résumer les choses : l’écologie, c’est une affaire de monde — ce qui émerge de l’ensemble des liens que l’homme tisse avec la Terre (avec absolument tout ce qui la constitue et tout ce qu’elle porte). Le monde est donc une construction culturelle. Il témoigne d’une certaine conscience. La Terre est unique mais, parce qu’elle abrite des communautés diverses, elle suscite une diversité de mondes. C’est à l’intérieur de ces mondes que la question écologique se pose. En voyageant au-delà des frontières comme à travers le temps, les travaux des historiens, des anthropologues, des sociologues et des philosophes offrent de passionnants panoramas des différentes manières de se représenter le réel et d’y habiter, autant d’exemples de croyances, de récits et d’actes de civilisation.
Notre entrée dans cette nouvelle ère géologique appelée Anthropocène impose un réexamen quasi général de nos imaginaires et de nos savoirs.
Guillaume Logé
Art et écologie s’envisagent à deux niveaux : celui du regardeur (du public) et celui de l’artiste. Au public, une attitude à la fois critique et poétique se propose. Face à des œuvres de toute époque et de toute provenance il devient possible de se demander : quelle conception du monde manifestent-elles ? Quel rapport au vivant présentent-elles ? Comment me tiennent-elles à distance ou, au contraire, m’amènent-elles à me fondre dans les forces du réel ? Font-elles de l’espace représenté un paysage décoratif, un milieu d’appartenance, un territoire spirituel… et qu’est-ce que ça signifie ? Comment envisagent-elles l’altérité et comment suis-je invité à m’y engager ? La liste de questions est à peu près sans fin car ce sont tous les aspects de la pensée écologique qu’active l’approche (plurielle) de l’art appelée le plus souvent « écocritique » (ecocriticism ou encore eco-art history dans les ouvrages en langue anglaise).
La Terre est unique mais, parce qu’elle abrite des communautés diverses, elle suscite une diversité de mondes.
Guillaume Logé
De nouvelles interprétations et des rapprochements inédits deviennent possibles. Le philosophe Michel Serre a été en quelque sorte pionnier en ouvrant son célèbre essai Le Contrat naturel, en 1990, par une évocation du tableau de Goya, Duel au gourdin (1820-1823). Avec lui, on ne se demande plus qui va gagner le combat, mais combien de temps reste à vivre à ces duellistes qui, tout à leurs petites affaires humaines et ignorants des lois de la nature, ne réalisent pas que la lise est en train de les engloutir. C’est en changeant la focale de notre regard qu’on peut, par exemple, réunir une nature morte du 17e siècle et une œuvre contemporaine comme celle de l’artiste Suzanne Anker, Vanitas (in a petri dish), 2013-2016 : en miniature, photographiés dans une boîte de pétri, des spécimens synthétiques ou naturels, épluchures d’orange, exosquelettes d’oursins, bourgeons de fleurs, etc. Passant d’une œuvre à l’autre, l’esprit s’interroge sur l’animal et le végétal ramenés au rang d’objets, sur les sources des symboles et des émerveillements qu’on y projette, sur ce que ça nous raconte de notre conception de la vie. Est-ce de savoir ou de domination dont il s’agit sous la lentille du microscope ? Qu’est-ce que la science nous a appris, depuis quatre siècles, de l’éphémère et du mystère ? Que nous dit cette nature que l’homme artificialise, là, par son geste de peindre, là, par ses manipulations biologiques ou chimiques ?
Qu’est-ce que la science nous a appris, depuis quatre siècles, de l’éphémère et du mystère ? Que nous dit cette nature que l’homme artificialise, là, par son geste de peindre, là, par ses manipulations biologiques ou chimiques ?
Guillaume Logé
Les réponses gagnent en profondeur en dépassant non seulement les époques mais aussi les territoires : de plus en plus nombreuses sont les expositions telles « Climate in Crisis: Environmental Change in the Indigenous Americas » (Brooklyn Museum, 2020-2021) qui introduisent aux rapports au monde de communautés autochtones et à la manière dont elles perçoivent les menaces que le changement climatique fait peser sur elles. L’enjeu est moins celui d’un art, contemporain ou non, engagé ou non, que celui d’un regard écologique qui vient ressentir et réfléchir au contact d’objets ou de pratiques exprimant quelque chose d’un monde. De telles œuvres se font les vecteurs d’éthiques et d’esthétiques qui, par effet de miroir, nourrissent les conceptions de l’écologie.
L’artiste n’assume plus une place centrale et dominante, il cherche les termes de collaborations avec le vivant et d’inscriptions harmonieuses dans un milieu.
Guillaume Logé
L’écologie, pour toute une partie de l’humanité, en Occident en particulier, implique de mettre en question le positionnement de l'être humain sur Terre et de réinventer les modes d’action. De nombreux artistes et designers s’y intéressent de près – d’une certaine façon, depuis le milieu du 19e siècle avec l’accélération et la montée en puissance des conséquences de la première révolution industrielle sur les modes de vie et la nature. Ce tournant qui s’amorce aujourd’hui, parce qu’il bouscule l’anthropocentrisme issu de la modernité, parce qu’il en appelle à réinventer nos conceptions des relations, parce qu’il change de regard sur l’inclusion de l’individu dans son milieu, parce qu’il accouche d’une nouvelle approche du réel et parce qu’il s’appuie sur une nouvelle forme de perspective, je défends l’idée qu’il est possible de le qualifier de « renaissance » – pour cela, j’ai proposé le concept de Renaissance sauvage et j’ai cherché à montrer de quelle façon un certain art et un certain design en sont les précurseurs.
Cette expression fait écho à une nouvelle manière d’être et à un nouveau paradigme créatif. L’artiste n’assume plus une place centrale et dominante, il cherche les termes de collaborations avec le vivant et d’inscriptions harmonieuses dans un milieu. Il reconnaît l’existence d’intelligences et d’événementalités tierces et il les sollicite. Ainsi des célèbres réalisations de Tomás Saraceno avec des araignées : série des Hybrid Webs (depuis 2012). On est loin de la perspective monofocale théorisée par Alberti au 15e siècle : la construction d’une œuvre selon un dessin préconçu, à partir du point de vue et des proportions de l’homme. Avec l’artiste argentin, on ne s’impose plus, on cherche les moyens d’agir avec. L’humilité et l’accueil de l’autre pour ce qu’il est sont de mise. On élabore avec les forces du vivant, on cherche à se situer au point d’équilibre du milieu où l’on se trouve.
Les designers empruntent une voie similaire. L’objet est regardé comme quelque chose « en vie » et son créateur cherche de plus en plus à le créer comme la vie crée : non plus par assemblage, mais par croissance, non plus en contraignant tel ou tel matériau, mais en activant ses propriétés intrinsèques. Ainsi l’architecte et chercheuse Neri Oxman examine-t-elle la manière dont les vers à soie tissent et les fait-elle participer à la construction de structures (Silk Pavilions, 2013, 2019), ainsi Tomáš Gabzdil Libertíny se familiarise-t-il avec le comportement des abeilles et convie-t-il un essaim à la réalisation de vases (The Honeycomb Vases, depuis 2006), ainsi Julia Lohmann et Gero Grundmann utilisent-ils le processus d’érosion du savon pour aboutir à des éléments de mobilier (table, fauteuil…) (Erosion, 2007), etc.
À ce stade, que peut-on appeler de nos vœux ? Peut-être une stratégie politique convaincue que le succès de la transition dépend d’une culture qui, dans tous les domaines de la pensée écologique, aura réussi à faire réfléchir, inspirer, ouvrir des horizons, faire évoluer les représentations et les imaginaires, apporter de nouveaux récits, susciter d’autres désirs. Le foisonnement de la création contemporaine, en art, en design, en architecture, n’a pas attendu. Les réalisations, les innovations continuent de fleurir, aussi passionnantes que prometteuses. Notre patrimoine, lui aussi, recèle des trésors pour apprendre à penser et à vivre autrement. Un effort d’aide à la création, à la médiation, à l’enseignement et à la mise en valeur est à entreprendre. Il est à même d’inclure et d’intéresser le public le plus large possible parce qu’il répond à des craintes et à des espoirs que nous partageons toutes et tous aujourd’hui. ◼
* Presses universitaires de France, 2022