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Vinciane Despret © Les Possédés et leurs mondes, Emmanuel Luce, 2019

Vinciane Despret, une philosophe chez les bêtes

Renouveler le regard sur ce qui nous entoure en articulant philosophie et écologie, voilà le projet de Vinciane Despret. Invitée intellectuelle du Centre Pompidou pour la saison 2021-2022, la philosophe et psychologue interroge notre rapport au vivant et aux animaux. Son ouvrage Autobiographie d'un poulpe : et autres récits d'anticipation (Actes Sud, 2019) s'attachait ainsi à imaginer d'autres manières d'être humain sur terre. À la rentrée, elle propose avec le poète Pierre Vinclair un atelier d'écriture en ligne consacré à la disparition des animaux et des êtres vivants sur notre planète menacée par la sixième extinction de masse. Rencontre avec la chercheuse belge.

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C’est à l’heure du déjeuner que Vinciane Despret réussit enfin à faire une trouée dans son agenda touffu pour glisser un entretien vidéo. Sur la photo de profil de l’application, ce n’est pas le visage souriant et la paire de lunettes rondes de la philosophe belge qui apparaissent mais le museau d’une chienne au pelage crème. « Alba vit avec moi depuis quatre ans. Je l’ai trouvée dans un refuge qui recueille des chiens des rues. Petite, j’ai vécu avec des chiens et je les ai toujours aimés. Cela faisait des années que je souhaitais en adopter un, pour des raisons personnelles mais aussi professionnelles. J’ai signé la préface du livre passionnant de Donna Haraway, Manifeste des espèces compagnes (2019, Flammarion) dans lequel elle se penche sur notre capacité à construire des relations d’altérité avec une autre espèce qui ne soient pas marquées par des rapports de domination, mais par des relations d’amitié. Seulement, je ne voyais pas comment s’occuper d’un animal pouvait être compatible avec mon emploi du temps. Travailler trop m’empêchait de faire quelque chose dont j’avais vraiment envie. Cela me désespérait. Un jour, j’ai décidé d’arrêter de me lamenter et d’inverser le problème : en vivant avec un chien, peut-être serai-je obligée de lever le pied ? »


Depuis qu’elle a adopté Alba, il n’est pas certain que Vinciane Despret ait allégé sa charge de travail. En revanche, elle a modifié sa façon de vivre. La philosophe et psychologue, qui enseigne à l’université de Liège, a l’habitude d’interroger dans ses livres les comportements des animaux afin de nous offrir de nouvelle manière de penser. Avec l’arrivée d’un chien sous son toit, elle s’est rendu compte que c’est son attitude à elle qui avait changé. « Les animaux recueillis dans le centre où j’ai récupéré Alba ne sont pas favorables à l’idée de vivre avec des humains, soit parce qu’ils ont été battus, soit, et c’est le cas d’Alba, parce qu’ils ont vécu dans des meutes, dans la rue, et les humains sont perçus comme des ennemis. » Vinciane Despret a d’abord dû gagner la confiance de sa jeune protégée. Puis, l’autrice, spécialisée en éthologie, la science du comportement des animaux, a subi une métamorphose. « Alba n’aime pas les mouvements brusques, les choses imprévisibles, la spontanéité. Même un élan de joie ou de tendresse peut faire régresser notre relation. Moi qui fais tout un peu trop vite, j’ai appris quelque chose d’extraordinaire et que je ne connaissais pas du tout : la patience. Avec Alba, tout prend plus de temps. Je dois accepter de ne pas avoir le contrôle de la situation. Il faut prévoir, ne pas s’énerver. À son contact, j’ai accepté que le monde n’avance pas au même rythme que moi. »

Vinciane Despret raconte son expérience canine avec le même ton que ses ouvrages : avec humour, précision, pédagogie, curiosité et enthousiasme. Elle fait partie de ces gens qui rendent désirables les sujets les plus ardus. Ce qui ne veut pas dire qu’elle les simplifie. Ce serait trop simple. Elle a d’ailleurs horreur des généralisations. « J’avais un professeur de philosophie qui nous parlait de l’éthologue Konrad Lorenz. Cela m’a permis de remarquer à quel point les animaux décrits par Lorenz devenaient à la fois plus compréhensibles et plus compliqués que ce que l’on pouvait imaginer. Les enfants sont baignés de fables avec des animaux anthropomorphes. Puis, ils deviennent grands et sont obligés de rompre avec ces histoires. Ils deviennent raisonnables. Pour la plupart des gens, les animaux ne sont plus que des mécaniques sans âmes, inintéressantes. En découvrant les travaux des éthologistes, on retrouve une disponibilité à l’enchantement. On se rend compte que les animaux ont des désirs, des croyances, des manies, des routines, des habitudes… Tout ce qui fait qu’on est vivant. La psychologie cherche à réduire les comportements à des constantes. À cause d’elle, j’ai découvert mon profond désintérêt et mon incrédulité par rapport aux généralisations. En étudiant les animaux, on observe avec émerveillement quantités de manières différentes d’être, de vivre, d’inventer, d’aimer… C’est fantastique. »

 

Les enfants sont baignés de fables avec des animaux anthropomorphes. Puis, ils deviennent grands et sont obligés de rompre avec ces histoires. Ils deviennent raisonnables. Pour la plupart des gens, les animaux ne sont plus que des mécaniques sans âmes, inintéressantes.

Vinciane Despret


Vinciane Despret appartient au courant de pensée « écosophique », qui bouleverse notre rapport aux vivants et aux non-humains. Elle est sur la même longueur d’onde que le sociologue Bruno Latour ou la philosophe des sciences Isabelle Stengers, auprès de qui elle a soutenu sa thèse, en 1997, « Savoir des passions et passions des savoirs ». L’œuvre originale de la chercheuse belge a ouvert de nouvelles voies, entamer un sillon que continue de creuser notamment le philosophe Baptiste Morizot. Si à 61 ans, Vinciane Despret est aujourd’hui respectée par ses pairs et appréciée du grand public, cela n’a pas toujours été le cas. À ses débuts, les travaux iconoclastes de l’autrice de La danse du cratérope écaillé : naissance d'une théorie éthologique (son premier ouvrage publié en 1996 est réédité en 2021 par Les Empêcheurs de penser en rond, ndlr) ont été mal perçus par la communauté scientifique. « Elle considérait qu’ils n’étaient pas sérieux parce qu’ils n’utilisaient pas les codes habituels. Il était de très bon ton de parler des représentations que nous avions des animaux mais surtout pas d’interroger leur point de vue sur le monde. L’humain devait rester le maître organisateur des choses. Je manquais de sérieux, selon eux, car je prenais justement les animaux au sérieux. J’essayais de leur donner une part active dans les recherches qui étaient faites à leur sujet. »

 

Il était de très bon ton de parler des représentations que nous avions des animaux mais surtout pas d’interroger leur point de vue sur le monde. L’humain devait rester le maître organisateur des choses. Je manquais de sérieux, selon eux, car je prenais justement les animaux au sérieux.

Vinciane Despret


Dans son dernier livre Autobiographie d’un poulpe (Actes Sud), elle brouille les pistes entre science et fiction en nous plongeant dans un futur indéterminé où des « thérolinguistes » étudient les histoires que les animaux écrivent et racontent. On y fait connaissance de la poésie vibratoire des araignées, de l’architecture sacrée des wombats ou encore des aphorismes éphémères des poulpes. En refermant l’ouvrage, on ne regarde plus un tentacule grillé, ni une crotte de marsupial de la même manière. En choisissant le registre du récit d’anticipation, Vinciane Despret a trouvé un nouveau terrain de jeu. « Le jeu, c’est l’opération qui émancipe les choses de leur être. C’est transformer ma cigarette électronique en épée. Que font le théâtre et la fiction, si ce n’est émanciper le réel de ce qu’il est. J’utilisais déjà le jeu dans mes précédentes enquêtes en amplifiant certaines choses, en allant un peu plus loin que les chercheurs. Par exemple. Prenons un écureuil qui cache des noix. Le scientifique va distinguer une compétence d’anticipation. L’écureuil sait que les noix seront là demain. Mais, l’écureuil se dit aussi : “moi aussi je serai toujours là”. Est-ce que ce n’est pas ce qu’on appelle l’espoir ? Avec la fiction, la marge de manœuvre est plus importante. Je ne dois plus obéir aux scientifiques, mais il faut respecter la cohérence du récit, des personnages, etc. Ce sont d’autres contraintes. La fiction, le théâtre, la musique irradient des émotions, des manières de sentir, d’éprouver, de faire l’expérience du monde et des autres. »


Son prochain livre n’est pas encore en chantier, mais elle a déjà une idée qui lui tient à cœur. Deux thèmes qu’elle voudrait rassembler : celui de l’extinction des espèces et celui de la mort des animaux de compagnie. « Si on dit que dans quelques années tant de pourcentages des albatros, des coraux ou des insectes vont disparaître, cela n’émeut personne. Dans son livre Flight Ways (à paraître en français le 8 octobre sous le titre En plein vol vivre et mourir au seuil de l'extinction, édition Wildproject, ndlr), le philosophe Thom van Dooren explique que pour susciter de l’intérêt pour l’extinction des espèces animales, il faut promouvoir des manières de décrire les événements où les humains et les animaux partagent un même destin. Je veux lier cette idée au deuil des animaux de compagnie, qui provoque chez leur maître un profond chagrin. Après la mort de leur chien ou de leur chat, les gens disent qu’ils ont ouvert par habitude la barrière pour le faire sortir, qu’ils entendent encore le bruit des griffes sur le parquet, qu’ils ressentent encore sa chaleur sur l’oreiller… Ils racontent des gestes qui expriment l’absence. Mon expérience avec Alba va me servir à comprendre cette relation personnelle avec un animal. En croisant ces deux thèmes je pose la question : Qu’est-ce qui est amputé du monde, quand un animal disparaît ? » Rendez-vous dans un an pour lire le fruit de cette réflexion. ◼

Vinciane Despret, l'invitée intellectuelle du Centre Pompidou en 2021-2022

 

Chaque année depuis 2017, le Centre Pompidou invite un ou une intellectuel(le) à accompagner sa programmation à partir de son projet de recherche. 

 

Cette année, c'est la philosophe Vinciane Despret qui répond à l'invitation et propose une enquête de terrain entre culture et nature, intitulée « Avec qui venez-vous ? », soit une réflexion sur les espèces vivantes qui nous entourent, qui vivent avec nous, et même en nous, qui prend la forme d'un dialogue positif et renoué entre les espèces. 


Placée sous le sceau du dialoque, l'enquête se déroule tout au long de l’année sous des formes très diverses : conférences, dialogues, ateliers, spectacles, exposition, etc.


Elle fait intervenir d'autres philosophes, scientifiques et artistes, eux-mêmes accompagnés de leurs entités vivantes : l’écrivain Pierre Vinclair et les espèces disparues, le compositeur Bernard Fort et l'artiste Robin Meier pour une séance d’écoute des chants du vivant, l’artiste et essayiste Gérard Hauray avec les cyanobactéries ou encore la scientifique Charlotte Brives avec les virus.