Pasolini, Pasoliniennes, Pasoliniens !

Les documentaires de Pasolini recèlent une étonnante variété de formes : film de montage d'actualités (La Rage, 1964), enquête adoptant le dispositif du cinéma direct en s'inspirant de l'emblématique Chronique d'un été d'Edgar Morin et Jean Rouch (Enquête sur la sexualité, 1965), études sur les villes et le paysage (Les Murs de Sanaa en 1971, Pasolini et la Forme de la ville en 1974), pamphlet politique dans une Italie entrant dans les années de plomb (12 décembre, 1971, malheureusement impossible à présenter pour des raisons de droits). Et bien sûr les appunti – que l'on traduit en français par « notes » ou « carnets de notes » –, qui représentent peut-être le mieux ce que serait un documentaire de Pasolini. Repérages en Palestine pour le film « L'Évangile selon Saint-Matthieu » (1964), Notes pour un film sur l'Inde (1967), Carnet de notes pour une Orestie africaine (1968) cultivent une forme d’inachèvement et sont à la fois des essais, des scénarios filmés de films en devenir, des films-repérages, des méditations sur le monde. Les films documentaires de Pasolini étaient presque toujours associés à un projet de fiction en cours, bien souvent sous la forme du voyage, en Italie ou dans ce que l'on appelait alors le « tiers monde », en lequel il cherchait une alternative à la modernité néocapitaliste mortifère qui s'était emparée de l'Occident. 

Une telle programmation implique bien sûr de jouer sur la dissociation entre les formes dites documentaires et fictionnelles, alors que l'essence impure et hétérogène du cinéma de Pasolini y résiste à bien des égards. Ne serait-ce si l'on considère Accatone (1961), une première réalisation qui annonce une œuvre cinématographique profondément marquée  par une attitude constitutive du documentaire : filmer les choses avant leur effacement, leur disparition, qu'il s'agisse de corps, de paysages, de visages, de rituels. Les formes documentaires permettent à Pasolini un double mouvement, qui est celui de l'ensemble de son œuvre, fictions et documentaires confondus : embrasser la réalité tout en la retournant pour l'entraîner vers l'imaginaire, la mythologie, les tensions entre archaïsme et modernité. Cette œuvre documentaire  peut se voir aussi comme un carrefour où, en plus du cinéaste, se croisent tous les « Pasolini » : l'observateur de son époque, le romancier, le polémiste virulent, le poète, le citoyen enragé. 

Cecilia Mangini est la principale « Pasolinienne » de cette programmation, même s'il ne s'agit en rien de réduire son œuvre à cela. Sa venue en nos murs en novembre 2019 pour une inoubliable séance nous avait décidé à présenter un ensemble plus vaste de son travail. Ce cycle en constituait l'occasion. Puis, celle que l'on a envie d'appeler affectueusement « Cecilia » est décédée à l'âge de 93 ans, le 21 janvier dernier. Ce qui change, c'est qu'un voile d'émotion supplémentaire recouvre maintenant cette rétrospective, que nous dédions à cette personnalité extraordinaire. 

Cecilia Mangini fut non pas l'une des rares mais la seule femme en Italie à se lancer dans le cinéma dans les années 1950, se dévouant particulièrement à la cause du documentaire, avec une liberté insolente, mordante, un sens de l'engagement sans faille. Dans les années 1950, elle explore, en photographe et cinéaste, les mêmes territoires que Pasolini arpente avec la littérature : les borgate. Ses premiers films, dont le commentaire est signé par Pasolini, émanent d'une expérience personnelle, lorsqu'elle découvre Rome dans sa jeunesse : la destruction et le réaménagement de quartiers entiers, le déplacement des populations vers la périphérie de la ville. Soit ce à quoi Pasolini est confronté lui aussi en arrivant dans la capitale en 1950, et dont il rend compte dans ses deux grands romans de cette décennie : Les Ragazzi et Une vie violente. Pasolini apparaît au générique de films qui explorent le peuple des marges urbaines (Ignorés de la ville, 1958), mais aussi pour évoquer les archaïsmes magiques de l'Italie rurale (Stendali, 1959). Ce compagnonnage se prolonge en d'autres termes puisque Cecilia Mangini signe avec son compagnon Lino Del Fra et avec Lino Miccichè un remarquable film de montage d'archives et d'actualités : All'armi siam fasciti (1962). Il est difficile de penser que Pasolini réalise moins de deux ans plus tard un film de montage d'actualités, La Rage, sans avoir en tête ce jalon qu'il a ardemment défendu. Et il n'y a pas la moindre spéculation à faire sur cette affinité pasolinienne quand elle réalise, avec Lino Del Fra, en 1982 ce que l'on peut considérer comme un remake d'Enquête sur la sexualité, Comizi d'amore '80. Il s'agit d'un film très rare depuis son passage en trois épisodes à la télévision, et totalement inédit en France. 

En dehors de ces affinités avec Cecilia Mangini, Pier Paolo Pasolini a donc contribué à d'autres documentaires, là encore très ancrés dans l'imaginaire littéraire pasolinien : la vitalité populaire évoquée à travers une terrible allégorie animale (Grigio d'Ermanno Olmi 1958) ; le merveilleux de l'Italie périphérique dans Il mago (1958) de Mario Gallo. Ce dernier constitue sans doute la plus belle contribution de Pasolini en tant que texte littéraire – adapté d'un conte traditionnel calabrais – pour un film documentaire. Il mago était considéré comme perdu, nous aurons le plaisir de le présenter dans ce cycle – Caschi d'oro (1960), un autre film de Mario Gallo dont Pasolini a signé le commentaire, a été aussi activement recherché, celui-là malheureusement en vain. 

La troisième dimension de la programmation souhaite rendre compte de l'essaimage, de l'héritage, de l'influence de Pasolini sur la création documentaire en Italie, avec humilité, c'est-à-dire sans aucune prétention à l'exhaustivité. Il s'agit aussi de ne pas être rhétorique, pas plus que de faire porter l'embarras de la comparaison entre les œuvres. L'idée maîtresse qui guide ici est celle de toute programmation : l'envie et le plaisir de relier et mettre en partage des films, de susciter des échos.

L'inspiration « pasolinienne » peut être consciente, explicite, avouée, comme pour Nico D'Alessandria (L'imperatore di Roma, 1988), plus encore Pippo Delbono, qui a fait de Pasolini un maître, une figure tutélaire, dont on présentera Appunti sull Vietnam (2016) et La Paura (2009). Cet essaimage se manifeste aussi par des échos. Dans La bocca del lupo (2009) de Pietro Marcello, Enzo, homme du peuple aux amours singuliers, se manifeste comme une figure éminemment Pasolinienne. Dans L'Été de Giacomo (2010) d'Alessandro Comodin, il s'agit d'un écho géographique – le Frioul de la jeunesse de Pasolini –, mais aussi d'un rapport au monde profondément sensuel. L'enquête sur le sentiment amoureux et la sexualité n'est jamais loin dans ces deux derniers films, elle constitue le cœur même de D'Amore si vive que Silvano Agosti réalise en 1984. Se manifeste chez les « Pasoliniennes » et « Pasoliniens » une attraction pour les marges territoriales et sociales, une façon de porter sur elles un regard empathique, si ce n'est amoureux, avec la conviction que le cinéma a le pouvoir de les élever au rang d'une sorte de sacré. Tizza Covi et Rainer Frimmel (Babooska, 2004), Michelangelo Frammartino (Le quattro volte), Andrea Deaglio (Il futuro del mondo passa da qui, 2010), Giovanni Cioni (Per Ulisse en 2013 et Non e sogno en 2019) et quelques autres précieux cinéastes perpétuent à leur manière cette grande et magnifique croyance.  

Arnaud Hée, programmateur du cycle