Pier Paolo Pasolini raconté par la documentariste Cecilia Mangini
Spécialiste du cinéma de Pasolini, Anne-Violaine Houcke a rencontré Cecilia Mangini à plusieurs reprises, notamment à la fin de sa vie (elle est décédée en janvier 2021). En 2011 puis en 2016, elle a le privilège de dialoguer longuement avec celle qui fut la première femme documentariste de son pays. Mangini lui raconte la Rome des défavorisés dans l'Italie d'après-guerre, le lien original qui la liait à Pasolini, et la genèse de deux de ses documentaires les plus révérés, Ignoti alla città (« Inconnus à la ville », 1958) et La canta delle marane (« Le Chant des marécages », 1961). Entretiens inédits.
Anne-Violaine Houcke – Pouvez-vous me parler de votre travail avec Pasolini ?
Cecilia Mangini – Quand il a écrit Ragazzi di vita, il a donné la citoyenneté à ces oubliés, à ces exclus, à ceux qui avaient été exilés dans leur propre maison. Car dans les borgate, ils étaient des exilés chez eux, des exilés italiens, dans la maison italienne. Moi, j’avais déjà une espèce de fixation sur les borgate, car quand je suis arrivée à Rome, que je ne connaissais pas, je me suis promenée, je suis allée sur la Via della Conciliazione, cette rue horrible qui va du Lungotevere à San Pietro. Elle avait été construite par le fascisme, qui avait éventré tout un quartier populaire. C’était horrible, avec ces choses égyptiennes, ces petits obélisques. À présent, l’ancienneté des monuments leur est favorable, leur laideur se voit moins. Le temps leur donne une patine. Mais alors, quand c’était neuf, quelle horreur ! Je me suis dit : « Mais où diable sont allés tous ces gens ? Que leur est-il arrivé ? » Et j’ai finalement su qu’ils avaient été « déportés » dans des borgate construites spécialement pour eux.
Quand j’ai su que ces ragazzi, ces oubliés, ces exclus, avaient été « déportés » dans des borgate construites spécialement pour eux, j'ai réalisé que c’était un crime. Un crime fasciste, en fin de compte. Avec lequel il fallait faire les comptes.
Cecilia Mangini
Aujourd’hui, Rome a absorbé ces borgate. Mais alors, il y avait un anneau vide, entre cette série de borgate – Tiburtino III, Casal Bertone, et ainsi de suite jusqu’à la Magliana, etc. – et le centre. Ces gens qui avaient été déracinés, expulsés de leur quartier, séparés de leurs amitiés, du tissu social, de leur travail : c’était des artisans… Que faisaient-ils là-bas ? Bien sûr, je n’aurais jamais pensé pouvoir faire ce documentaire, mais toute cette histoire m’intéressait beaucoup, d’un point de vue sociologique, anthropologique. C’était un crime fasciste, en fin de compte. Avec lequel il fallait faire les comptes. Quand Ragazzi di vita est sorti, j’ai fait un bond. Ce qui était beau, c’était que Pasolini avait regardé les choses non pas avec le regard des exilés, qui étaient les pères, mais avec les yeux des fils, des ragazzi qui étaient nés là.
AVH – Il avait vécu avec eux, quand il est arrivé à Rome.
CM – Bien sûr ! Quand il est arrivé à Rome, il habitait dans une maison toute proche de la marana [marécage, fossé d’eau stagnante, ndlr] de La canta delle marane.
AVH – À Ponte Mammolo, non ?
CM – Oui. Une maison d’une pauvreté… Je l’ai vue quand il y a eu une commémoration en son honneur : cela m’a serré le cœur, de l’imaginer dans cette maison, aller à Ciampino à vélo, pour enseigner. Et sa mère, qui était domestique… […] Son livre avait eu un bel écho, on en avait beaucoup parlé. Aussi pour le caractère très novateur de son écriture.
J’ai appelé Pasolini, après avoir trouvé son numéro dans l’annuaire. (…) Il est venu tout de suite en salle de montage, il a vu le documentaire, il a voulu le revoir, il a pris quelques notes, et il m’a remis un texte très vite.
Cecilia Mangini
AVH – Pour le recours au dialecte romanesco ?
CM – Oui. Donc quand un producteur m’a appelée pour me demander si je voulais faire un documentaire, j’ai tout de suite pensé aux borgate, car cela ne me quittait pas. Et puis il y avait le caractère « décisif » de la vision de Pasolini. Alors j’ai dit : « Faisons-le, ce Ragazzi di vita ». Le producteur a été tout à fait partant, sans songer un instant que le texte, qui était de Pasolini, serait une sacrée épine dans le pied [la présence de Pasolini au générique est une des raisons pour lesquelles, selon Cecilia Mangini, le film a bloqué par la censure, ndlr]. J’ai donc appelé Pasolini. J’ai trouvé son numéro dans l’annuaire. Il vivait alors dans une maison tout à fait décente à Monteverde, près de la Via di Donna Olimpia. Il est venu tout de suite en salle de montage, il a vu le documentaire, il a voulu le revoir, il a pris quelques notes, et il m’a remis un texte très vite.
AVH – Donc vous avez tourné le film seule, et Pasolini ne l’a vu qu’après. Il n’était pas là quand vous avez filmé ?
CM – Non, pas du tout. Il ne savait même pas que nous tournions. Ça a été une surprise. Enfin, une surprise, je ne sais pas. On lui avait peut-être dit qu’on tournait dans les borgate. Toujours est-il qu’il n’est pas venu. Et cela s’est passé ainsi pour tous les autres commentaires qu’il a composés pour mes films. Cela a d’ailleurs toujours été le cas : par exemple, il y a un documentaire de Lino [Lino Del Fra, époux de Cecilia Mangini, également réalisateur], avec un texte de Nello Risi, Nello ne l’a vu qu’une fois fini. Bien sûr, sans la musique, avec les signaux blancs qu’il y avait alors sur la pellicule. Ce n’était pas abouti. Pour Ignoti alla città, Pasolini a fait un texte magnifique, qui a été publié dans La Religion de mon temps.
AVH – Et qui fait la voix ? Pourquoi n’est-ce pas Pasolini ?
CM – Pourquoi ? Si au moins on y avait pensé ! Ce n’était pas dans les habitudes du documentaire. Dans La canta delle marane non plus ce n’est pas lui. Car le texte est écrit en romanesco. Mais en fin de compte, c’était lui quand même : c’était de lui qu’il parlait, à la première personne. Cela aurait pu…
AVH – D’où vient le titre Ignoti alla città ?
CM – C’est moi qui l’ai inventé : je voulais souligner le fait que ces gens étaient exclus, oubliés, exilés chez eux. La ville ne les connaît pas, et ne veut pas les connaître. C’est ce que lui avait mis au jour dans Ragazzi di vita. Il les a appelés des « ragazzi di vita », mais en réalité, ils étaient des « ignoti », même lorsqu’ils venaient à Rome. Ils étaient toujours des étrangers, des « autres ».
AVH – Dans certains documents des archives figure le titre « Roma di Pasolini » ?
CM – Je n’avais sans doute pas encore le titre Ignoti alla città. Cela vient sans doute du fait que j’avais fait des reportages photographiques, pour des revues, la Milan de Vittorini, la Milano di Bachelli. Puis la Florence de Pratolini [ce film a été réalisé après Ignoti alla città]. Tout écrivain raconte une partie d’une ville, celle qui est le plus le miroir de ses idées. Oui, c’est l’idée que les villes ont plusieurs pères. Par exemple, la Turin de Pavese n’est pas celle des admirateurs de la Maison de Savoie, ni celle de De Amicis, pas du tout. Chacun voit et s’identifie à une partie de la ville. À raison, car chaque ville a tant d’histoires qui se superposent…
AVH – La canta delle marane semble être votre film le plus personnel, le plus intime. Ignoti vous semblait un peu morcelé, sans cette structure forte qui sera celle de Stendalì et de La canta delle marane...
CM – Oui, cela m’apparaît aujourd’hui. Il a tant de petits chapitres, empruntés à Ragazzi di vità. Dans La canta, il y a cet étang, qui était magnifique. Je dis « étang » car c’était plus grand que la « marana », et surtout, il était tellement loin de tout, nous étions dans un monde pour ainsi dire « choisi » : il n’existait que cette mare et les parois autour, on y arrivait par une pente abrupte. C’est près de Ponte Mammolo. Près de la borgata où il a vécu.
AVH – Pourquoi êtes-vous retournée, trois ans plus tard, filmer les ragazzi ?
CM – Je ne sais pas. C’est difficile de dire pourquoi j’ai voulu rendre cet hommage. Car là c’est vraiment un hommage à leur vitalité, à leur volonté de vivre, à leur capacité de s’opposer. Il se passe des choses en nous, des idées naissent, et peu à peu les idées s’agrègent, comme la naissance d’un enfant. Les cellules se multiplient, puis se distinguent les unes des autres, se diversifient. C’est ainsi que naissent des idées. Je ne me rappelle plus… Il y a beaucoup de documentaires auxquels nous avons pensé et que nous n’avons pas réalisés. Ce sont des idées mort-nées. Alors que l’idée de La canta delle marane est née, elle a grandi, et elle est devenue vitale, elle est devenue quelque chose.
Il se passe des choses en nous, des idées naissent, et peu à peu les idées s’agrègent, comme la naissance d’un enfant. Les cellules se multiplient, puis se distinguent les unes des autres, se diversifient. C’est ainsi que naissent des idées.
Cecilia Mangini
AVH – Quand on consulte le tapuscrit du texte que Pasolini avait écrit pour ce film, on voit que la fin a été barrée et qu’une autre fin est ajoutée à la main.
CM – Oui, la fin de La canta delle marane n’est pas de Pasolini. Pasolini terminait son texte avec un passage très nostalgique – cette nostalgie qui traverse tout le documentaire, nostalgie de n’être plus avec eux, d’être devenu un autre, de n’avoir plus cet âge et cette capacité de s’exprimer de manière si primordiale, vraie, authentique. Lino était venu au montage, moi je travaillais à adapter le texte au montage du film. Il s’est mis à côté, il avait le texte de Pasolini, et il l’a corrigé. À la fin, quand les ragazzi insultent le public, c’est lui qui a écrit le texte, et la conclusion : « C’est pour cela qu’ils doivent être vos ennemis » (« Per questo devono esservi nemici »). Bien sûr, nous l’avons dit à Pasolini, qui a été tout à fait d’accord, mais ce n’est pas lui qui l’a écrit. Je dois dire que cela donne une belle signification, peut-être même a-pasolinienne, je ne dis pas anti-pasolinienne, mais a-pasolinienne. ◼
Ce texte réunit quelques morceaux choisis d'entretiens d’Anne-Violaine Houcke avec Cecilia Mangini (28 mars 2011 à Créteil et 3 juin 2016 à Rome, traduits de l’italien par A.-V. Houcke).