Les « appunti » de Pasolini, ou la poésie de l'inachevé
Repérages en Palestine pour l’Évangile selon Saint Mathieu (1965), Notes pour un film sur l’Inde (1968) et Carnet de notes pour une Orestie africaine (1969) : ce ne sont que quelques-uns des films documentaires réalisés par Pier Paolo Pasolini de la fin des années 1950 jusqu'à sa mort, en 1975. S’ils peuvent nous surprendre, c’est d’abord parce que l’auteur transalpin demeure davantage connu pour ses longs métrages fictionnels, d’Œdipe à Saló, et pour son activité d’écrivain poétique et essayiste « corsaire » que pour sa contribution éclectique à la création documentaire italienne.
Mais s’ils nous déroutent, c’est aussi que ces films ont une forme étrange : au premier regard, nous avons l’impression d’être tombés sur le making-of d’un autre film. Chacune de ces réalisations documente les repérages permettant de préparer une œuvre à venir ; œuvre qui sera effectivement réalisée (L’Évangile selon Saint Mathieu, 1964), ou non (les deux travaux tournés en Inde et en Afrique). En effet, ces films sont intentionnellement conçus et proposés au public dans leur forme non finie de carnet de notes ou de scénarisation en cours. Pourquoi, alors, s’arrêter sur ces travaux en particulier, parmi les nombreux proposés dans la programmation de la Bpi ? D’abord, parce qu’ils sont en mesure de nous faire savourer une certaine énergie documentaire qui agite transversalement la recherche intellectuelle et expressive de Pasolini, ses écritures. Ensuite, parce qu'ils peuvent nous aider à questionner ce que veut dire « écrire un film documentaire ».
La nécessité de l’écriture et la posture d’auteur constituent une vocation précoce et intarissable dans la biographie pasolinienne. La dizaine de volumes regroupant l’ensemble de ses textes (poésies, pièces de théâtre, articles, nouvelles…) pour les Meridiani Mondadori (équivalent italien de la Pléiade, ndlr) en est une trace flagrante. En même temps, Pasolini a manifesté très tôt la nécessité de mettre son écriture à l’épreuve de ce qui lui résiste, lorsque celle-ci tendrait à se renfermer dans une position trop surplombante et distanciée.
Chez Pasolini, l’écriture doit sans cesse se laisser habiter par tout ce qui l’environne et dont il fait (physiquement) la rencontre, surtout lorsqu’il explore les marges du système social et culturel dominant.
Chez Pasolini, l’écriture doit sans cesse se laisser habiter par tout ce qui l’environne et dont il fait (physiquement) la rencontre, surtout lorsqu’il explore les marges du système social et culturel dominant. On peut comprendre ainsi son choix de faire rentrer dans les productions lyriques de la jeunesse la langue populaire de la civilisation paysanne du Frioul maternel (années 1940), ou encore de produire une mise en récit quasi documentaire de la vie des borgate, ces quartiers pauvres de Rome, où il ira s’installer dans les années 1950. Le travail d’écriture pasolinien tente de se mettre au diapason des présences et des paysages qu’il traverse et qui l’interpellent, d’une façon autant sensible que critique.
J’ai dit que je fais du cinéma pour vivre selon ma philosophie, c’est-à-dire l’envie de vivre physiquement toujours au niveau de la réalité.
Pier Paolo Pasolini
Lorsque Pasolini justifie son attraitpour le moyen cinématographique, il nous invite à y voir précisément une machine à écrire la vie elle-même, au-delà ou en-deçà des limites étroites de toute subjectivité : « J’ai dit que je fais du cinéma pour vivre selon ma philosophie, c’est-à-dire l’envie de vivre physiquement toujours au niveau de la réalité. » Dans Pasolini l’enragé (1966), il explique à Jean-André Fieschi qu'il faut chérir l’expression cinématographique d'abord car celle-ci repose sur la reproduction du réel dans sa propre consistance audiovisuelle (« le réalisateur reproduit le langage de l’homme dans la vie, dans sa vie, dans la réalité »), ensuite parce que, ce faisant, elle échappe aux codes et jugements de l’individualité de l'auteur, et à sa classe sociale (« pour une protestation concrète contre la petite bourgeoisie italienne qui est mon milieu »). Faire des films pour laisser la réalité pénétrer nos imaginaires et nos idées reçues, et les troubler avec ses contradictions critiques et son mouvement insaisissable ; telle est la conception « documentaire » du cinéma de Pasolini, dont Théorème (1968) est une parfaite parabole fictionnelle.
Aucun film pasolinien ne condense d’une manière aussi frontale cette tension méthodologique entre l’écriture et son dehors que ceux construits autour du principe d’une prise de notes cinématographiques, et que Jean-Claude Biette définit comme « le cycle des appunti » (mot italien signifiant « notes », ndlr). Dans chacune de ces réalisations, l’auteur se montre en train de penser et écrire un film qui porte sur une trame mythique ancestrale – de l’Évangile chrétien à l’Orestie grecque – symbolisant sa lecture des questions socio-politiques actuelles.
Dans chacune de ces réalisations, l’auteur se montre en train de penser et écrire un film qui porte sur une trame mythique ancestrale – de l’Évangile chrétien à l’Orestie grecque – symbolisant sa lecture des questions socio-politiques actuelles.
Le projet esquissé par le cinéaste est mis en relation, voire en corps à corps, avec les milieux qui sont censés l’incarner : du territoire palestinien au territoire indien. Le discours se formule au conditionnel (temps verbal dominant dans cette série de créations). En d'autres termes, il se déploie sous condition d’un possible et fragile accord avec des paysages, des corps et des voix autres. Chaque fois, ces objets sur lesquels se projettent les réflexions et les fabulations pasoliniennes font résistance et ne se plient pas à leurs représentations. Chaque film finit donc par produire et exposer humblement sa mise en échec : L’Évangile ne se tournera pas dans le contexte repéré au Proche-Orient et les travaux indiens et africains resteront à l’état d’hypothèses. Il pourrait être une mise en scène, il pourrait être un reportage d’auteur, il ne devient ni l’un ni l’autre.
Le terme « appunto », qu'arborent les titres de plusieurs de ces réalisations, expose un parti pris quant à la manière d’écrire, qui sera également repris par Pasolini dans son important travail littéraire posthume. On peut citer Pétrole (1992), un presque-roman pensé dès le début comme un carnet de notes inachevable, dont la mise en forme était laissée à l’éditrice ou aux lecteurs. Comme le soulignait Roland Barthes dans son dernier cours au Collège de France (1979-1980), « noter » constitue une drôle de manière d’écrire qui opère par l’accumulation de remarques enregistrant « un copeau de présent ». En alliant sémantiquement le geste de prêter attention (« une attention flottante ») à celui d’écrire, « noter » désigne donc « une activité extérieure » tournée vers les contingences environnantes plutôt que vers les fictions intérieures. Toute note résulte ainsi irréductible au texte narratif ou au discours explicatif dont elle est le préambule potentiel.
En ce sens, l’invention autant pratique que conceptuelle du film de notation chez Pasolini exprime la double exigence d’un cinéma qui se déploie à partir d’une attention aux milieux vivants et étrangers qu’il traverse et à partir d’une renonciation à mettre en forme ceux-ci selon des représentations individuelles. Deux gestes que les préoccupations écologiques contemporaines mettent à l’ordre du jour. Par ailleurs, pour le cinéaste italien, cette suspension dont bénéficie la « réalité » concernée par le film devient aussi une tactique d’accueil actif du public, qu’il affirmait considérer comme « un autre auteur ».
En élargissant la focale, le geste de la prise de notes et les films pasoliniens qui l’incarnent représentent une précieuse mise en abyme de l’approche spécifique à toute écriture filmique dite « documentaire », par rapport à l'écriture fictionnelle. Lorsqu’un documentariste pense et écrit son film, il se doit de le faire dans une situation d’observation constante et attentionnée de la réalité dont son travail cherche à rendre compte. L’écriture dans chaque documentaire de création hésite, tâtonne, échoue, dialogue. Le « réel » est un partenaire de danse farouche pour la cinéaste. Son rythme est souvent imprévisible, il nous demande d’adapter nos pas (et notre plume) en improvisant. C’est dans l’aller-retour tremblant entre la concentration de l’écriture et le décentrement de la rencontre du « réel » que se situe la puissance de la création documentaire, au cinéma comme ailleurs. ◼