Cecilia Mangini : « C’est une grande idiotie que de faire de Pasolini un martyr. »
Autodidacte, elle fut l'une des pionnières du cinéma documentaire italien de l'après-guerre, faisant de l'exploration des marges son sujet de prédilection. Délinquants des faubourgs, femmes ouvrières ou immigrés sont au cœur d'une œuvre riche et engagée, largement célébrée aujourd'hui. Si Cecilia Mangini travaille presque par hasard avec Pasolini (c'est elle qui le sollicite, trouvant son numéro dans l'annuaire), il lui écrira les commentaires pour trois de ces films. Elle raconte à Aude Fourel un artiste complexe et fascinant, dont l'assassinat tragique reste encore aujourd'hui comme une blessure ouverte en Italie.
Les deux visages de Pasolini
Selon moi, il existait deux Pasolini. Le premier était extrêmement ouvert, curieux de tout. Le second est né de la persécution que l'Italie lui a fait vivre. Le ministre de la Culture de l'époque, particulièrement homophobe, le détestait et l'a fait dénoncer pour publication obscène à propos de Ragazzi di vita (roman paru en 1955, ndlr). Il y a eu un procès terrible contre lui, qui a ouvert la voie à trente-trois autres. Trente-trois, c'est un nombre considérable car les procès sont très longs, ils se croisent, s'amalgament. Il s'est alors comme replié sur lui-même. Il était d'une immense gentillesse, d'une immense douceur, il avait besoin d'être aimé et accueilli. Face à cette persécution, vous diriez en français qu'il a « refoulé » cette part de lui-même.
À partir de là, naît le second Pasolini qui est la négation du premier et qui prend, selon moi, les positions les plus erronées, par exemple sur l'avortement. La controverse sur l'avortement en Italie nous a amenés à un referendum à l'initiative de catholiques extrémistes et Pasolini a pris position contre l'avortement, pire encore, il a pris position contre le divorce, qui a également été une grande bataille. Il disait que cela rendait le mariage consumériste. Ce ne sont pas des prises de position que je peux partager… Mais ce sont celles du second Pasolini.
Je suis intimement convaincue que sa prise de position en faveur des policiers a été motivée par une suggestion profondément érotique.
Cecilia Mangini
Parlons également des révoltes estudiantines de Valle Giulia en 1968 (affrontements entre la police et les étudiants à l'école d'architecture de Rome, ndlr). Il y avait d'un côté les chevelus et de l'autre les nuques rasées des policiers. Il faut avoir lu tout Pasolini pour comprendre qu'il existait pour lui des suggestions érotiques importantes, comme la nuque par exemple. Il faut lire Amado mio (publié de manière posthume en 1982 avec le roman Actes impurs, ndlr). Je suis intimement convaincue que sa prise de position en faveur des policiers a été motivée par une suggestion profondément érotique. Il a camouflé la fascination qu'exerçaient sur lui ces nuques rasées avec l'idée qu'ils étaient des enfants du peuple. Mais à cette époque, les étudiants aussi étaient des enfants du peuple. De nombreux ouvriers se sacrifiaient jusqu'à la négation d'eux-mêmes pour faire étudier leurs enfants. L'Italie a connu une promotion sociale merveilleuse, des intelligences éclatantes en sont nées.
Des ouvrages comme Amado mio et Actes impurs sont de vraies révélations, parce qu'ils ne portaient alors aucun sens du péché, ce qui a très probablement beaucoup dérangé les Italiens bien-pensants, ceux qui font les choses les plus obscènes mais s'en repentissent. Avec Pasolini, nous nous rencontrions surtout quand il se promenait dans Rome avec l'actrice et chanteuse Laura Betti. Chaque fois, nous nous retrouvions comme si nous nous étions quittés la veille. Le second Pasolini, par contre, je ne l'ai plus jamais revu… Selon moi, il a réussi à se retrouver complètement lui-même avec Salò (Salò ou les 120 Journées de Sodome, dernier film de Pasolini, réalisé en 1975, ndlr). Il a compris qu'il n'y avait aucun salut. Ce n'est pas un film antifasciste, c'est beaucoup plus que cela. C'est un film anti-société : la société est construite sur des bases négatives, contre l'être humain. Un très beau film… Je dois dire qu'à la fin, il a eu des dons vraiment très spéciaux…
La mort de Pasolini
Cela a été une émotion immense. L'Italie a tressailli. Toutes les procédures d'enquête n'ont pas été faites sur son assassinat. L'Italie s'était enfin débarrassée de lui. Cette Italie qui est devenue celle de Berlusconi, a véritablement exulté. Certains de ses amis ont dit qu'il ne s'agissait pas d'un crime sexuel, mais d'un crime fasciste. Ses amis chers des banlieues ont, quant à eux, soutenu qu'on lui avait volé des négatifs de Salò et qu'il était mort d'avoir voulu les récupérer sans se plier à aucun chantage. En réalité, cette grande émotion est liée au fait que tous les meurtres pour motif d'homosexualité, particulièrement dans l'histoire de la littérature, ont une capacité d'attraction chez les gens. Pasolini est mort lors d'une bagarre, dont on ne sait rien… C'est une sorte de crime et châtiment : tu es sorti des lois du bon comportement, tu dois donc payer. C'est le problème de Pasolini dans un pays moralisateur… Voilà le mot juste… Pasolini a eu, selon moi, une mort moralisatrice.
À la mort de Pasolini, cette Italie qui est devenue celle de Berlusconi, a véritablement exulté.
Cecilia Mangini
Je l'aimais beaucoup. J'ai travaillé avec lui à ses débuts. J'avais l'impression de l'avoir toujours connu. C'était une personne d'une grande simplicité, il avait cette nécessité d'être accueilli, aimé, je l'ai déjà dit, mais il savait aussi accueillir, aimer, etc. Nous avions vraiment un échange paritaire extrêmement important.
Pasolini et son héritage
Tous ceux qui traversent le panorama de la création italienne de façon aussi importante que Pasolini ont une hérédité. Mais rien ne dit que cette hérédité soit immédiate, elle pourra fleurir quand nous serons sortis de cette chose absolument stupide qui est de faire de lui un martyr. Une grande idiotie… La manie d'en faire une victime ! C'est comme l'enfermer dans un buste de fer. Et il existe également l'autre versant : faire de lui un prophète. Il avait une capacité d'analyse pour disséquer les choses et le monde qui l'entourait. Il se posait des questions et cherchait à y répondre d'une façon très complexe, très approfondie. Ce n'était pas de la prophétie, c'était de la grandeur mentale. Cette dimension du prophète m'agace. Selon moi, le véritable héritage de Pasolini naîtra quand nous l'accepterons pour ce qu'il a été.
Pasolini se posait des questions et cherchait à y répondre d'une façon très complexe, très approfondie. Ce n'était pas de la prophétie, c'était de la grandeur mentale. Cette dimension du prophète m'agace.
Cecilia Mangini
J’ai une anecdote… Il était à Sanaa au Yémen, en tournage, et après avoir terminé son film, Decameron, il s'est aperçu qu'il avait encore 3 000 mètres de pellicules. Il a appelé l'opérateur et, avec toute la fatigue d'un film à peine terminé dans des conditions extrêmes, ils sont partis faire un des plus beaux documentaires de l'histoire du cinéma italien (Les Murs de Sanaa, 1971, ndlr). En tant que réalisatrice, il est vrai que je suis attirée par tout ce qui concerne le documentaire, mais cela va au-delà… Après un tournage, j'imagine la fatigue, les efforts… Il y a 3 000 mètres de pellicules, faisons un documentaire ! Pasolini avait cette énergie-là, cette capacité infinie de se mouvoir dans de nombreuses directions. Il est impossible que cela reste inerte. Il me semble impossible qu'une personne qui a enfreint tant de limites – et qui s'est parée des limites enfreintes – n'ait pas exercé une vraie fascination ; que cette personnalité aux multiples facettes, contradictoire, complexe, ne puisse fasciner et inspirer quelqu'un à trouver à l'intérieur de lui-même quelque chose du même genre.
Il avait un don… S'il n'y avait pas de réticences à son égard, si on le percevait avec curiosité, avec affection, avec l'envie de comprendre une personne qui n'était pas comme tout le monde, alors on comprenait qu'on était face à un être hors du commun, d'une créativité éclatante. ◼