Sans titre

En 1958, Robert Rauschenberg entame la réalisation de la série des XXXIV Dessins pour L’Enfer de Dante, en utilisant pour la première fois sur une large échelle la technique du transfert de photographies de presse sur papier. Frottant l’envers de ces images à l’aide d’un stylo à pointe fine, il les fait passer sur une feuille humidifiée au solvant et les associe par groupes en reprenant les thèmes essentiels d’une iconographie qu’il a déjà largement utilisée dans les collages de ses Combines. Faits divers, portraits de familiers ou de célébrités du jour, symboles américains et événements sportifs sont ainsi confrontés sur la même feuille et partiellement complétés par des rehauts de gouache, de crayons de couleur ou d’aquarelle, exactement comme les objets hétérogènes des Combines sont, durant la même période, partiellement recouverts de peinture. Les principes du brouillage perceptif qui conduiront la démarche de Rauschenberg sont déjà à l’œuvre ici : tout déchiffrement, tout décryptage apparaît vain dans cette image diffuse, quasi évanescente, qui est, pour reprendre le commentaire de John Cage, « une fête pour célébrer la non-fixité ». Achevée en 1960 et exposée à la galerie Leo Castelli de New York, la série des Dante’s Drawings y attire l’attention de Daniel Cordier, qui s’efforce – en vain – de l’acquérir, et qui consacrera à Rauschenberg sa première exposition personnelle parisienne en avril 1961. C’est sans doute ce qui explique la présence dans sa collection de ce Sans titre (1961), qu’il a offert au Musée. Sans appartenir à la série, cette grande empreinte griffonnée et maculée est conçue exactement de la même manière : s’y manifestent tout à la fois le goût de l’artiste pour les images les plus banales et leur sublimation par les interventions impétueuses de la couleur sur leur surface.

En produisant au cours de l’année 1962 à la fois ses premières peintures sérigraphiées et ses premières lithographies, à l’incitation de Tatyana Grosman, fondatrice de la société d’éditions lithographiques Universal Limited Art Edition (ULAE), Rauschenberg ouvre à son parcours d’artiste une voie nouvelle. Ce sont en effet les images qui vont se substituer de plus en plus fréquemment aux objets dans la réalisation de ses œuvres. Extraites de magazines à grand tirage (Time, Life, Newsweek, Sports Illustrated) puis transférées directement sur la pierre lithographique à l’aide de solvants, à partir de 1967, elles sont désormais douées d’ubiquité puisqu’elles se retrouvent, souvent identiques mais en constellations changeantes, sur la surface all over des lithographies.

Water Stop est, à ce titre, caractéristique de la maturité du travail de Rauschenberg dans ce domaine : par son format monumental et par la complexité de sa réalisation, pour laquelle sont utilisées une plaque métallique et neuf pierres lithographiques différentes ; par son iconographie, ensuite, caractéristique à la fois des préoccupations politiques de l’artiste et de son goût pour les rapprochements incongrus. Sur l’épreuve de travail que possède le Musée se retrouvent notamment, associés par collage, deux reports photographiques du portrait de Robert Kennedy (ami proche de l’artiste, alors en campagne pour les élections présidentielles américaines), une image de ghetto noir, plusieurs vues identiques d’immeubles new-yorkais, des schémas d’implantations dentaires, des plans de construction, quelques représentations de panneaux routiers, et une vraie coupure de presse montrant des voies ferrées. Cet ensemble de lithographies découpées et collées sur papier donnera naissance à l’épreuve définitive, éditée à vingt-huit exemplaires par l’ULAE (auxquels s’ajoutent quatre épreuves d’artiste, trois épreuves d’imprimerie et quatre hors commerce), et signée par Rauschenberg à la fin de mai 1968, une semaine avant l’assassinat de Robert Kennedy, survenu le 6 juin suivant.

Jean-Paul Ameline

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008