Exhibition / Museum
Martial Raysse
14 May - 22 Sep 2014
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La rétrospective présentée au Centre Pompidou dévoile toute la richesse et la variété de l'oeuvre de Martial Raysse, artiste visionnaire, à la trajectoire fascinante et singulière. Depuis ses premières créations des années 1960, icônes des années pop, à celles d'aujourd'hui, de la période pop au tournant des années 1970, pendant lesquelles il se place résolument en rupture et en retrait du monde de l'art et des courants dominants, jusqu'à l'ambitieuse production picturale engagée dans les années 1980 et 1990, avec des peintures spectaculaires proposant des visions allégoriques de l'humanité, Martial Raysse a multiplié les innovations, notamment par l'utilisation inédite des néons et du film. Rassemblant plus de deux cents oeuvres – peintures, sculptures, films, photographies et dessins –, l'exposition propose pour la première fois au public une généreuse traversée de cinquante ans de création. En points d'orgue, l'exposition reconstitue les grands « environnements » que l'artiste réalise au cours de sa carrière.
Martial Raysse, un artiste visionnaire, en marge des courants artistiques dominants.
Si l'on interroge Martial Raysse sur ce qui l'a conduit à devenir artiste, le goût du langage et de l'émotion poétique se révèlent instantanément. Pourquoi avoir d’abord choisi la littérature, puis abandonné cette voie pour une carrière artistique autodidacte ? Parce que la peinture est un langage universel. Parce que l'appel de la vie s'est manifesté plus fortement du côté de la peinture. À travers plus de deux cents œuvres peintures, sculptures, films, photographies et dessins, le Centre Pompidou consacre une rétrospective inédite à l'œuvre de cet artiste visionnaire, en marge des courants artistiques dominants, en suivant son cheminement imprévisible, singulier, au fil de près de cinquante ans de création. De sa détermination pour l'art, Martial Raysse ne dit rien, sinon qu'elle s’exprima tôt et naturellement. Nice est alors le berceau d’une génération d'artistes à laquelle il s'intègre vite. Ben, Arman, Yves Klein se font remarquer par des travaux tranchant avec l’abstraction informelle des années d’après-guerre. Du Marseillais César, il reprend la pratique d’association d’éléments de récupération qu'il transfère dans des œuvres aériennes inspirées de Calder.
Il rencontre Ben et Arman en 1955, et partage leur intérêt pour l'expérimentation. Lui-même évolue rapidement : si l'assemblage est bien la technique qu'il privilégie, s'il partage l'esprit de collection et de classification d'Arman, si l'idée de « magasin » de Ben l'intéresse, il opte pour une catégorie d'objets et une modalité d'énonciation artistique différentes. « J'ai voulu un monde neuf, aseptisé, pur, et, au niveau des techniques utilisées, de plain-pied avec les découvertes technologiques du monde moderne », explique-t-il. Les objets de consommation deviennent ainsi, dès 1959, ses matériaux de prédilection. Il les assemble dans des boîtes, des colonnes en plexiglas, ou selon le modèle d'organisation aguichant des présentoirs de vente. La plage et les loisirs estivaux tiennent une place particulière, tout comme le corps féminin et ses accessoires. Raysse adhère en 1960 avec ses amis au mouvement des Nouveaux Réalistes, créé par le critique Pierre Restany. Si l'aspect irrévérencieux et la dynamique fraternelle du mouvement l'attirent, il marque sa différence et adopte un terme générique pour définir sa position : « Hygiène de la vision ». « J'utilise des produits manufacturés parce que je suis docteur ès matières et que tout l’art actuel spécule sur l'instinct de conservation, l'attendrissement au pourrissement cellulaire. Seul le neuf est aseptisé ; l'hygiénique, l'inoxydable. », déclare-t-il.
Dans ses oeuvres il privilégie les objets neufs et colorés. La philosophie de la vie de Raysse se lit dans ce choix : son refus de la remémoration comme de la détérioration. Son engagement du côté du présent est absolu. Il sera inébranlable : si Raysse, à la différence des artistes de sa génération, utilise son érudition des formes du passé, c’est en les soumettant à une actualisation qui ne craint pas la reproduction de masse, le geste du copiste. Ses oeuvres, comme ses références et emprunts, se conjuguent au présent. Ce qui, à cette époque, l’amène à déclarer : « Les Prisunic sont les nouveaux musées de l’art moderne ». Les arbres, les colonnes, les étalages qu’il réalise alors ressemblent à des jouets agrandis à l’échelle des adultes. Ce qui intéresse Raysse dans le jouet,comme dans l’enfance, c’est la gaieté. La beauté, son éclat et ses artifices deviennent le thème d’une série d’oeuvres qui conjuguent la pratique de l’image, inspirée de la publicité, et celle de l’assemblage.
L’artiste développe un imaginaire inspiré de la Côte d’Azur, de la représentation féminine et des cosmétiques. Des couleurs vives et contrastées sont appliquées en aplat sur l’image photographique, comme un élément de maquillage ou de camouflage. Dans ces visions légères, la distance critique n’est pas abolie : des araignées ou des mouches en plastique viennent parfois arpenter le visage du modèle, comme les bulles de savon et les insectes venaient transformer les natures mortes classiques en vanités.
À cette période, le regard des artistes français est tourné du côté des États-Unis, et c’est au pop art naissant que les Nouveaux Réalistes se trouveront associés, puis confrontés. Dès 1962, Raysse présente une grande installation à l’esthétique pop, Raysse Beach, composée d’une série de tableaux intégrée à un environnement balnéaire : une plage de sable, une piscine gonflable, des bouées, des jouets, des serviettes, un juke-box, une enseigne en néon. Il se situe désormais du côté des initiateurs du pop art américain : Andy Warhol, Roy Lichtenstein ou Tom Wesselmann, avec lesquels il se lie d’amitié. Il séjourne à New York puis s’installe à Los Angeles. À la différence de ceux de Warhol, ses modèles ne sont pas des stars, mais des proches, des anonymes dont les poses s’inspirent des « images de réclame ». La qualité expérimentale de sa pratique et sa qualité d’assemblagiste le singularisent parmi les artistes pop. Accoler, découper, commuter, renverser, superposer, intégrer des néons et des objets à l’image sont des procédés qu’il utilise pour la confection de tableaux iconiques et de sculptures lumineuses. Des reproductions de peintures de maîtres apparaissent en 1963 avec la série Made in Japan, inspirée de cartes postales.
L’affirmation, dans un contexte d’avant-garde, de la beauté de tableaux célèbres du passé, considérés alors comme dépassés et relevant d’un goût bourgeois, est aussi irrévérencieuse que leur coloriage semble sacrilège. L’humour de Raysse s’y révèle dans son caractère perturbateur. L’artiste souligne, aplatit, détaille, enrichit, interprète. Dans le sillage de ces détournements de la peinture, les « Tableaux horribles », variations sur des paysages, transgressent les canons de la beauté pour rejoindre les rives du mauvais goût. Raysse vit alors à Los Angeles, où il se ressource à la fois dans la culture hollywoodienne, avec ses excès et ses décors brossés pour l’illusion, et dans le cinéma expérimental, où le montage et la parodie ont trouvé un terrain d’élection. Dans ses nouveaux travaux, Raysse emprunte à tous les genres et pousse toujours plus loin l’hybridation des formes et des valeurs. La peinture industrielle, la peinture à la bombe, le flocage ou encore la pratique du cinéma sont les instruments d’une subversion qui ne passe pas seulement par le détournement iconographique,mais aussi par l’usage à contre-emploi des techniques. Ainsi, lorsqu’il aborde le cinéma, c’est avec une animation projetée sur le tableau Suzanna, Suzanna (1964), dans lequel il met en scène son ami Arman en voyeur. Se dégageant de la complexité qui donnait un caractère baroque et ornemental à ses dernières créations, il engage une simplification des formes et des moyens. La fonction archétypale de l’image, et ses développements plastiques, devient le sujet de son travail. Il fait évoluer son esthétique pop avec des oeuvres comme Tableau métallique. Portrait à géométrie convexe (1964), peintures au châssis en relief, faites avec des peintures industrielles vaporisées.
À ce moment, le pop art a perdu de sa vigueur. Une nouvelle génération d’artistes s’impose à New York, adepte d’un art « minimal ». À Los Angeles se développe une version moins orthodoxe du mouvement, qui utilise les matières synthétiques nouvelles comme la fibre de verre, le plexiglas, la laque de carrosserie, ajoutant aux surfaces brillantes la séduction des couleurs fluorescentes. Les nouvelles oeuvres de Raysse, qui croisent l’image pop, certaines procédures minimalistes et des matériaux plus « californiens », évoluent hors des sentiers battus. Même s’il bénéficie d’expositions régulières, le lien avec les États-Unis se distend. L’artiste confie : « Le pop art, maintenant, c’est le bon goût international, il est à la portée de tous les petits rentiers de la peinture, comme ce fut le cas pour l’informel. À fuir. »
L’artiste s’engage aussi dans d’autres recherches qui revivifient sa pratique : l’expérience du cinéma et de la vidéo. Ses premiers films introduisent une dimension parodique et des recherches plastiques nouvelles. Il s’approprie le cinéma avec liberté et légèreté, et déploie dans ses films une verve comique. Il associe une dynamique théâtrale proche du happening, avec une exploitation des spécificités de la technique filmique qui le rapproche de l’esthétique psychédélique des cinéastes expérimentaux. Dans cette période, à la question du langage filmique s’ajoute celle de la projection qui, avec les « formes en libertés », entraîne son oeuvre hors des limites du tableau.
La fin des années 1960 a un goût de désillusion et d’inquiétude, et les jeunes générations comme un certain nombre d’intellectuels ou d’artistes partagent la même aspiration : s’échapper. L'abandon du vocabulaire pop prend chez Raysse la connotation radicale d’un rejet critique et correspond à une rupture dans son cheminement artistique. Il récuse un système, tant artistique que social, où il ne trouve plus sa place et dans lequel il ne se reconnaît plus. En 1968, les événements de mai le rappellent en France, et il s’y associe. Martial Raysse se tourne vers une nouvelle vie et choisit une position excentrée, d’où il poursuivra sa quête personnelle. Le début des années 1970 est une période de désengagement du monde de l’art. Raysse évolue alors au sein de communautés hippies et entame une recherche spirituelle. Ses oeuvres suivantes témoignent d’une nouvelle dynamique de création et d’un retour volontaire à l’enfance de l’art. Sous le titre Coco Mato, l’artiste réalise une série de bricolages, menus objets reliés par des moyens de fortune, ainsi que de minuscules sculptures de papier mâché. On y discerne à la fois l’écho du chamanisme et des objets transitionnels, le souvenir des reliquaires et la fantaisie du bricolage qu’affectionnaient les surréalistes.
Au même moment, Raysse a renoué avec une pratique du dessin. En 1973, il s’est installé à Ussy-sur-Marne. Au contact de la nature et dans la joie de vivre retrouvée, il puise l’inspiration du cycle Loco Bello. Ces oeuvres aux crayons, pastels et détrempe sur papier, montrent un univers naturel peuplé d’apparitions, de visages, masques ou mots et renouent avec le grand format. Le carnavalesque, avec son indifférenciation entre culture populaire et culture savante, son inversion des états et des hiérarchies, s’y trouve assimilé à un système de connaissance. Coco Mato et Loco Bello correspondent à une période de transition. En 1977, les sept tableaux de la série Spelunca marquent un tournant et introduisent une pratique picturale et des thématiques que Raysse va poursuivre jusqu’à nos jours. Son oeuvre se nourrit de la culture savante tout autant que de légendes et de l’observation d’un quotidien qu’il mythologise. Dans ses nouvelles peintures, les personnages sont des augures, des pèlerins, des poètes, des déesses. Si les lectures érudites et le contact avec des maîtres spirituels accompagnent son évolution, la fréquentation assidue des musées et une réflexion sur l’histoire de la peinture sont les agents déterminants de son changement. L’artiste insiste sur le caractère novateur, d’avant-garde, de ce qu’il ne vit pas comme un « retour » à la peinture, mais une avancée « vers » la peinture. Il se met à l’école des maîtres anciens, sans privilégier une période ou un style. Du 20e siècle, il retient ceux qui ont suivi une démarche identique à la sienne : De Chirico, Dalí, Hopper, Freud…
Les années 1990 et 2000 sont marquées par la création régulière de grandes compositions picturales, sur lesquelles Martial Raysse se concentre durant plusieurs années. Il y adopte le principe d’une composition en frise, animée d’une multitude de figures, dans laquelle il met en scène le chaos de l’humanité. Le Carnaval de Périgueux (1992), première de ces très grandes peintures, s’apparente par ses dimensions à une peinture murale. Les personnages à taille réelle s’y déploient dans un tableau de huit mètres de largeur. L’artiste fait coïncider dans une même vision le macroscopique et le microscopique. Dans ces fresques héroïques, ponctuées de notations curieuses ou comiques, il montre la diversité et les paradoxes de l’humanité. La mascarade et le tableau vivant s’imposent comme les traits caractéristiques de sa saisie imaginative du monde. Ses rendez-vous avec l’Histoire se déroulent dans une compagnie tout à fait contemporaine.
Qu’il traite de l’histoire de l’art ou qu’il célèbre les détails prosaïques de la vie, Raysse ne se départit pas d’un humour qui transparaît dans les titres et les sujets traités. Les années 2000 verront l’affirmation de cet esprit carnavalesque et farceur qui s’affirme comme une préconisation à l’adresse du monde. L’usage de la frise l’amène à regarder et réinterpréter la tradition de la danse macabre. « Depuis ma jeunesse, je vois la vie comme un cauchemar ponctué d’instant délicieux. » Se refusant à la vision cauchemardesque, c’est du côté des délices qu’il a engagé sa peinture. Mais ces délices ne sont pas toujours innocents, comme en témoigne le constant aller-retour entre les plaisirs de la vie « simple et douce » et les visions grotesques du Jardin des délices.
Les films, avec lesquels il renoue, lui permettent d’exploiter cette veine en toute liberté. Dans une composition aux allures de Jugement dernier, le dernier très grand tableau, Ici Plage, comme ici-bas (2012, voir ci-dessus), fait une synthèse des intentions et des trouvailles plastiques de ces dernières années et s’offre comme une méditation sur l’humanité. Chacun des détails s’y présente comme une réflexion particulière sur la condition humaine, qu’il s’agisse d’une réminiscence, d’un encouragement ou d’une mise en garde.
Depuis plus de trente ans, malgré des apparitions régulières, l’artiste est resté en marge d’une époque avec laquelle il n’était pas en phase. L’incompréhension suscitée par sa nouvelle orientation n’a connu que quelques exceptions parmi les professionnels et les collectionneurs. À aucun moment sa détermination n’a fléchi, car lui-même ne se vit pas comme extérieur à son temps ; tout au contraire, il travaille à l’orienter. Raysse s’est fait, le premier – bien avant qu’une nouvelle génération de jeunes artistes s’y engage à son tour —, le défenseur de la peinture, à un moment où l’on pronostiquait la mort de cette pratique. Dans chacune de ses oeuvres semble se jouer le destin de toute la peinture que, jusqu’au bout, il cherchera à enchanter.
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