Sophie Taeuber-Arp, l'audace d'être libre
« Dans ses créations […], il y avait toujours des rythmes nouveaux, des accents personnels surprenants, des expressions saccadées et géométriques syncopées, tout comme les accords d’un bon jazz, ou la tristesse retenue et digne des blues américains. Dans ses danses […] elle s’éloigna de toute recherche gracieuse. Par sa faculté d’imagination, par la force expressive et la verve truculente de ses gestes, elle savait faire pressentir la danse de caractère à venir. » Ces mots du peintre dada Marcel Janco en 1957 témoignent, quatorze ans après la mort de Sophie Taeuber-Arp, de la recherche d’architectures à consonances chorégraphiques que l'artiste avant-gardiste plaçait au cœur de ses œuvres.
Née à Davos en Suisse en 1889 d’une famille de moyenne bourgeoisie, Sophie Taeuber se retrouve orpheline de père à seulement 2 ans. Au tournant du 20e siècle, sa mère fait construire à Trogen au nord de la Suisse une maison qu’elle dessine elle-même, et où elle décide d’accueillir des étudiants s’installant dans la région. S’essayant à la peinture, la photographie, suivant avec intérêt la politique et l’évolution de la condition féminine, elle encourage Sophie et ses autres enfants à être créatifs, les initiant notamment aux arts textiles. Décidée à poursuivre dans cette voie, Sophie Taeuber suit dès 1907 les enseignements de l’École des arts et métiers de Saint-Gall (Suisse), avant de rejoindre Munich et les Ateliers d’apprentissage et d’essai pour les arts libres et appliqués, réputés pour les cours du peintre Wilhelm von Debschitz. Elle en sortira avec mention en 1914. Au sein de ces cursus accessibles aux femmes, pré-Bauhaus, Sophie Taeuber débute son apprentissage par le dessin textile, élargissant progressivement ses compétences à toutes les formes d’arts appliqués, puis la sculpture, le dessin, l’architecture intérieure. La danse rejoint sa palette artistique l’année suivante à travers l’école de Rudolf von Laban dont elle suit les enseignements à plusieurs reprises.
Sophie Taeuber suit dès 1907 les enseignements de l’École des arts et métiers de Saint-Gall en Suisse, avant de rejoindre Munich et les Ateliers d’apprentissage et d’essai pour les arts libres et appliqués, réputés pour les cours du peintre Wilhelm von Debschitz. Elle en sortira avec mention en 1914.
L’année 1915 est surtout marquée par sa première rencontre avec le peintre et sculpteur Jean Arp à Zurich, où celui-ci est exposé. Débute alors une relation artistique et sentimentale qui va s’étendre jusqu’à la mort de Sophie Taeuber, et même plus loin pour Arp. Dès cette période, ils produisent des collages communs, en parallèle de leurs créations respectives, chacun apportant à la relation ce que l’autre y recherchait. Ces années sont riches pour Taeuber : elle commence à exposer – et vendre – quelques œuvres d’arts appliqués, elle devient enseignante en dessin textile et broderie à l’École des arts appliqués de Zurich, et avec l’ouverture du légendaire Cabaret Voltaire et la naissance du mouvement dada, elle rencontre le poète Hugo Ball, la peintre Emmy Hennings, Marcel Janco et Tristan Tzara. Un des seuls témoignages directs de sa participation à l’épopée dadaïste est une photographie la présentant dansant, costumée, le visage couvert d’un masque de Janco, la performance se déroulant sans doute sur un poème onomatopéique de Ball.
La décennie de sortie de guerre assoit l’assurance de Taeuber aussi bien dans les arts appliqués que les beaux-arts. Elle navigue entre l’objet usuel et la sculpture à travers ses marionnettes pour la pièce de théâtre le Roi-cerf ou ses Têtes dada en bois tourné. Ses compositions picturales se libèrent progressivement des chaînes et trames imposées par les arts textiles, pour s’ouvrir parfois à des formes plus libres, rythmées, où la couleur poursuit le rôle qu’elle a toujours eu dans le travail de Taeuber-Arp, celui de révélateur de mouvements.
Après leur mariage, Taeuber et Arp louent un studio dans la fameuse cité des Fusains, au cœur de Montmartre, pour un usage ponctuel mais régulier sur plusieurs années. Sophie, qui signe dorénavant Taeuber-Arp, continue d’enseigner à Zurich et multiplie les voyages.
Quelques temps après leur mariage, Taeuber et Arp louent un studio dans la fameuse cité des Fusains, au cœur de Montmartre, pour un usage ponctuel mais régulier sur plusieurs années. Sophie, qui signe dorénavant Taeuber-Arp, continue d’enseigner à Zurich et multiplie les voyages, car la fin des années 1920 marque pour le couple Arp l’avènement de deux projets architecturaux majeurs dans leur vie artistique.
En 1926, Taeuber se voit confier le réaménagement de l’édifice de l’Aubette en plein cœur de Strasbourg. Avec l’aide de Jean Arp, puis de Theo Van Doesburg, ils développent une architecture conçue comme une « œuvre d’art totale », synthèse de tous les arts. La réalisation principale de Taeuber-Arp étant le salon de thé-pâtisserie « Five O'Clock », aujourd’hui disparu. Quelques documents permettent de visualiser un décor où des panneaux de minces rectangles colorés s’animent sur les murs et plafonds. D’autres espaces ont pu être restaurés et sont aujourd’hui ouverts à la visite.
Le second chantier est celui de leur maison-atelier de Meudon-Clamart, au sud de Paris, dessinée par Sophie Taeuber-Arp elle-même. S’étalant entre 1927 et 1929, ces travaux voient naître une maison à cheval entre tradition de meulière et modernité de formes cubiques, offrant au couple deux ateliers superposés où chacun peut s’exprimer librement sans pour autant se séparer de l’art de son autre moitié. Cet édifice est maintenant le siège de la Fondation Arp.
La maison-atelier de Meudon-Clamart, au sud de Paris, dessinée par Sophie Taeuber-Arp elle-même, maison à cheval entre tradition de meulière et modernité de formes cubiques, offre au couple deux ateliers superposés où chacun peut s’exprimer librement sans pour autant se séparer de l’art de son autre moitié.
Définitivement installée en France avec Jean Arp à la fin des travaux de Clamart, les années 1930 voient Sophie Taeuber-Arp élaborer des compositions graphiques aux structures architecturales particulièrement abouties. La gouache Quatre espaces à croix brisée, conservée à la Fondation Arp de 1932 (et dont le Musée national d’art moderne conserve une huile sur toile très proche) syncrétise ses recherches de composition à cette période. À sa lecture, on pourrait croire à une structure des plus simples, reposant sur un damier de quatre cases, chacune séparée des autres par la figure centrale d’une croix bleue. Mais une ombre vient pénétrer cette surface, et perturber l’équilibre qui avait été installé ici. L’arrivée du rectangle noir amène cette croix à lever son coude. Dessous, les lignes se rencontrent, s’affrontent : une ligne jaune ressort en croix rouge, un parallélogramme jaune traverse les surfaces. Dans un espace voisin, une croix verte semble vouloir participer à la scène, cherchant de manière presque enfantine à imiter sa grande sœur bleutée. À l’inverse, loin de l’agitation, le calme domine : une croix rouge se pose en tangente d’un cercle vert, lui-même sagement installé sur la pointe d’un parallélogramme. Rien ici n’évoque les tribulations que subissent les formes situées à l’opposé de la composition.
Ce contraste de dynamisme entre les différents espaces caractérise le travail de construction picturale de Sophie Taeuber-Arp. Mettre en mouvement des formes qui par leur nature géométrique en sont dénuées, imposer un rythme qui évolue au fil de la lecture de l’œuvre, jouer sur les rapports de couleurs, d’espaces, c’est par cette chorégraphie que Sophie Taeuber anime ses formes danseuses. Elles se répondent, se soutiennent, se portent. L’intérêt majeur que Sophie a porté à la danse dès 1915 est toujours sensible dans la vitalité qui transparaît de ses œuvres.
Mettre en mouvement des formes qui par leur nature géométrique en sont dénuées, imposer un rythme qui évolue au fil de la lecture de l’œuvre, jouer sur les rapports de couleurs, d’espaces, c’est par cette chorégraphie que Sophie Taeuber anime ses formes danseuses.
Tout en poursuivant leurs productions personnelles durant cet entre-deux-guerres, Sophie et Jean Arp participent à différents mouvements (Cercle et Carré, Abstraction-Création), se refusant néanmoins à tout dogmatisme artistique et préférant leur liberté de composition, dans les formes comme les sujets. Progressivement, Taeuber-Arp voit éclore une reconnaissance du monde culturel à travers sa participation à plusieurs expositions en Suisse, aux États-Unis puis en Pologne où trois de ses œuvres intègrent pour la première fois une collection permanente, grâce au Musée de Lodz en 1931. Quelques projets architecturaux à Bâle et Berlin, viennent compléter cette période si faste.
Sa production picturale reste marquée par des compositions rigoureuses, auxquelles s’ajoutent de nouveaux formats, circulaires, voire en relief, où les droites et formes géométriques se trouvent enrichies de volutes, coquilles, et lignes souples qu’elle qualifie « d’été ». La ronde-bosse réapparaît dans son œuvre par quelques sculptures en bois tourné, certaines réalisées à quatre mains avec Jean Arp.
Pour ajouter une nouvelle touche à sa palette, Taeuber-Arp participe puis prend la gérance en 1937 de la toute nouvelle revue Plastique/Plastic, dédiée aux artistes abstraits. Sur les cinq numéros publiés jusqu’à 1939, Sophie Taeuber-Arp sera tour à tour éditrice, directrice, artiste, graphiste…
L’arrivée de la Seconde Guerre mondiale convainc le couple Arp de quitter Clamart avant même l’entrée en France des troupes allemandes. Ils se réfugient dans le Midi en compagnie de Sonia Delaunay, Susi et Alberto Magnelli, et Nelly van Doesburg (la veuve de Theo). Avec Sonia Delaunay et Alberto Magnelli, ils travaillent de concert à un album d’estampes, Les quatre de Grasse, publié après-guerre. Les compositions aux lignes mouvantes continuent d’emplir les feuilles à dessin de Sophie Taeuber-Arp, celles-ci étant parfois placées sur « fond chaotique », traduisant sans doute les difficultés de la période. En parallèle, elle développe des constructions géométriques où les droites prédominent, mais où rythmes et suggestions symétriques cassent toute forme d’orthogonalité moribonde. Apprenant en amont l’invasion de la zone libre à la fin de l’année 1942, Sophie Taeuber et Jean Arp réussissent à rejoindre Zurich. Dernier exil pour Sophie, qui trouve la mort quelques semaines plus tard, asphyxiée par les émanations d’un poêle à bois dans la nuit du 13 au 14 janvier 1943, à quelques jours de son cinquante-quatrième anniversaire.
Apprenant en amont l’invasion de la zone libre à la fin de l’année 1942, Sophie Taeuber et Jean Arp réussissent à rejoindre Zurich. Dernier exil pour Sophie, qui trouve la mort quelques semaines plus tard, asphyxiée par les émanations d’un poêle à bois dans la nuit du 13 au 14 janvier 1943.
Aussi dévastatrice soit sa mort pour Jean Arp, celui-ci ne pourra se résoudre à arrêter leur collaboration artistique. Reprenant les dernières compositions géométriques de Sophie, il en éditera des reliefs de laiton. De dessins réalisés en commun, il les recomposera en « duo-dessins déchirés aux éléments de Sophie Taeuber et de Jean Arp ». Parmi les nombreuses expositions dont il bénéficiera dès les années 1950, il en fera tenir à leurs deux noms à Paris, Hanovre, New York. Pour ne pas que leur couple cesse de créer. Pour que Sophie Taeuber-Arp puisse poursuivre son œuvre infiniment. ◼
En mai dernier La Poste a édité un timbre d'après « Le Bateau », une œuvre de Sophie Tauber-Arp de 1917, issue de la collection du Musée national d'art moderne.
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Autoportrait de Sophie Taeuber à Strasbourg, 1926-1927 (détail)
© Fondation Arp