Simone Prouvé, sur le fil
Lorsqu’on lui demandait si elle avait déjà travaillé pour son père Jean Prouvé, Simone répondait par la négative, puis elle ajoutait avec malice : « C'est plutôt lui qui a travaillé pour moi ! » Simone Prouvé a toujours mis un point d’honneur à tracer son parcours en toute indépendance. Elle rappellait avec fierté que l’un des plus grands cadeaux que lui ont fait ses parents, c’était de l’avoir laissée rembourser son voyage en Suède, où elle est partie apprendre le tissage quand elle avait 18 ans.
Enfant, Simone Prouvé apprend à rouler sur une bicyclette réalisée par son père ; son terrain de jeu est un prototype de maison préfabriquée montée sur le toit du garage ; et pour les vacances, toute la famille part camper avec la tente « Papillon ». Pour Simone, suivre l’école est un calvaire : en classe, elle se cache sous le bureau pour coudre. Elle saura plus tard que c’est sa dyslexie qui la marginalise. Dès que possible, elle quitte l’école pour se consacrer pleinement aux travaux d’aiguille. À 17 ans, elle est accueillie chez Micheline Legendre, épouse de l'architecte Georges-Henri Pingusson, pour apprendre le métier à tisser. Après quelques explications sommaires, Micheline la laisse pratiquer librement. Simone se souvient d’une recommandation : « Apprends la technique, et surtout oublie-la ! ». Un adage qui deviendra primordial pour sa création. Devant le métier, Simone expérimente, défie, invente. Elle avoue procéder à l’inverse de la méthode scolaire : « Je vois le résultat avant de savoir comment je vais le réaliser. »
En 1953, Simone Prouvé poursuit sa formation en Suède dans l’atelier d’Alice Lund, puis en Finlande dans celui de Dora Jung. De retour à la maison familiale à Nancy, son père lui a fabriqué un métier basé sur les plans de Micheline Pingusson. Le coup d’envoi est donné. Simone actionne la machine en écoutant du jazz, tisse de nouveaux motifs, met en pratique les astuces scandinaves notées sur ses cahiers. Elle invente des formes, coud des poupées, tricote… Chez les Prouvé, architectes et stagiaires se succèdent et ne parlent plus que du Modulor (unité de mesure inventée par Le Corbusier, ndlr). Simone a l’idée de créer une écharpe rouge et bleue selon les règles du Modulor : « Même les lettres et les repères étaient tissés à l’échelle, figurant un mètre à ruban non métrique. » Le Corbusier est conquis. Il lui demande d’écrire une dizaine de lignes expliquant sa démarche et fait figurer l’écharpe dans son ouvrage Modulor 2 sorti en 1955.
La première collaboration de Simone Prouvé avec Charlotte Perriand date de 1954. Des métrages de lin, coton ou laine, et très vite des tissus de banquettes sont fournis en 115 mètres de largeur, pour correspondre au standard du Modulor. La galerie Steph Simon à Saint-Germain-des-Prés expose dès 1956 les créations de Charlotte Perriand recouvertes de tissus signés Simone Prouvé.
À l’intérieur, Simone Prouvé tisse. À l’extérieur, elle prend des photos. Elle emporte en Scandinavie un petit Eljy acheté avec son frère Claude Prouvé. Elle photographie des détails de murs, les nuances de roche ou de terre, les grillages, la rouille, les peintures écaillées, délavées, les fils électriques enchevêtrés. Partout où elle va, Simone Prouvé ne cesse de photographier, capturer. « J’avais une prédilection pour les univers délaissés, les détails qui devenaient non figuratifs. » Cette sorte de relevé de matières est une source d’inspiration pour ses créations textiles. Simone Prouvé classe soigneusement ses photos dans la centaine de boîtes alignées dans le bureau qui jouxte son atelier.
Les commandes se succèdent et évoluent vers l’architecture. De 1961 à 1990, Simone Prouvé travaille en collaboration avec son mari André Schlosser. Ils réalisent de grandes tapisseries à suspendre, dont les plus imposantes sont réalisées pour Shadrach Woods à Poitiers, pour Bernard Zehrfuss à Rueil, et pour le siège de l’ONU à Genève, où est accueillie une tapisserie géante composée en 1970 avec Charlotte Perriand. Les plus grands ouvrages atteindront les 250 m2. Les architectes Bernard Taillefer, Robert Rebutato, Jean-Louis Lotiron font également appel à eux, et Reiko Hayama deviendra vite une amie.
Dans les années 1990, Simone reprend une carrière en solitaire et se spécialise dans les aramides, que l’on appelle aussi les « fils non feu ». Elle renoue avec les expériences et la recherche technique. Plutôt utilisées par les pompiers, les bûcherons ou les bouchers, ces fibres ignifuges sont le champ de toutes les audaces pour Simone Prouvé : le Kevlar, le Trevira, le Nomex… et surtout le Clevyl et le Kanekalo, les deux seuls qui se teignent (ces différents types de fibres sont des marques déposées, ndlr). Elle tisse l’inox souple en 1993, la fibre de verre, puis teste la fibre optique dès 1996. En 2002, ce sera le cuivre. Les effets irréguliers sont fabriqués avec de la bourre. Ses recherches techniques l'amènent à côtoyer les industriels et même à améliorer avec eux de nouvelles fibres. Les échanges sont intenses. Michel Perraudin, employé de l’usine Ugitech spécialisée dans la production de fibres inox à Imphy se souvient : « À elle seule, c’était un cabinet d’ingénierie ! » Référente en la matière, elle est sollicitée par les architectes, et notamment par Laurent et Emmanuelle Beaudouin pour le musée d’Art moderne André Malraux au Havre, Odile Decq pour les façades du musée d’Art moderne de Rome, Christian de Portzamparc pour le musée Bourdelle, et Claude Parent, pour qui elle réalise une grande tapisserie dans la galerie commerciale Myslbek à Prague.
Les défis techniques stimulent la créativité de Simone Prouvé. Très vite, ses réalisations sortent complètement du champ de l’artisanat pour rejoindre celui de l’art. Simone « tisse la lumière », c’est son expression. Elle joue avec les transparences, aime concevoir la toile comme un complément du paysage auquel elle se superpose. À moins que ce ne soit ses paysages et ses cosmogonies imaginaires qu’elle intègre comme de grandes fenêtres au cœur de l’architecture. ◼
Les citations sont extraites du manuscrit de sa biographie (non éditée) intitulée Tisser la lumière, co-écrite avec Muriel Seidel en 2017.
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Photo © Jean Marquis
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