Skip to main content

Pour le chorégraphe Alban Richard, « la danse est un art du temps plutôt que de l’espace ».

Alors que la collection du Musée national d'art moderne s’apprête à voyager sur tout le territoire (et à l'international) pendant les cinq années de métamorphose du bâtiment historique du Centre Pompidou, Alban Richard célèbre ses dernières heures avec Exalte, une performance dansée, dans le cadre de « Musée en fête ». Le chorégraphe et danseur, qui y a déjà performé dans les années 2000, propose cette fois à dix interprètes d’habiter/hanter le Musée pour lui donner un nouveau souffle. Rencontre.

± 4 min

La danse s’est imposée à Alban Richard comme une évidence alors qu’il prépare son bac. Au début de la vingtaine, il lâche ses études de musique et de lettres pour s’y consacrer, devenant interprète pour Karine Saporta, Christian Bourigault, Rosalind Crisp ou Olga de Soto. Avec Odile Duboc, il noue son plus long compagnonnage artistique, tout en travaillant à ses propres pièces (une trentaine à ce jour) avec sa compagnie, l’Ensemble Abrupt, qu’il fonde en 2000. Il ne se départira pas de ses formations initiales pour autant. La littérature nourrit ainsi son désir d’inventer des langues chorégraphiques, des écritures incorporées renouvelées à chaque pièce qui sont aussi des adresses et des grammaires, avec leurs syntaxes et leurs accentuations. Il exprime aussi son amour des mots dans la poésie de ses titres (« Nombrer les étoiles », « Boire les longs oublis », « Et mon cœur a vu à foison »…) comme dans la référence aux textes de Robert Burton, Laurence Sterne ou Paul Éluard sur lesquels il prend appui. 

 

Son érudition musicale et sa qualité d’écoute ont été plus décisives encore. Alban Richard, pour qui « la danse est un art du temps plutôt que de l’espace », pose avec la musique un rapport d’équivalence qui se traduit par le choix récurent de la jouer en direct et de placer les musicien·nes sur scène, multipliant les collaborations (avec l’ensemble Intercontemporain, Sébastien Rivas, Erwan Keravec ou encore Wen Liu). Ce dialogue intime entre les partitions musicale et chorégraphique, une étreinte qui ne va pas jusqu’à la fusion, toujours illusoire selon lui, ouvre un espace de friction qui est aussi le creuset de formes hybrides, peut-être chimériques, telles que le « récital augmenté » (Breathisdancing), le « concert de danse » (Pléiades) ou le « corps homorythmique » (Come Kiss me Now). Ses protocoles de composition s’étayent sur une attention soutenue portée à la structure du mouvement musical, qui peut se traduire sous la forme d’une mélodie cinétique interne, privée et propre à chaque interprète, qu’il nomme une « chanson intime (ou inner song) ». Mise à l’œuvre dans Exalte, celle-ci détermine un catalogue d’« actions » – un terme qu’il préfère à « mouvement » pour parler de la danse – réitérées et modulées (agrandies, réduites, accumulées…). 

 

Alban Richard est un esprit intempestif, dont le répertoire affiche une diversité de formes et de genres musicaux déconcertante pour qui voudrait fixer son style, mobilisant le rondeau, le chant inuit, le récital de viole de gambe, la stochastique de Iannis Xenakis, le beatbox, la pop et la disco comme les circonvolutions minimalistes de Brian Eno.

 

Scrupuleuse, ou peut-être obsessionnelle, sa mélomanie le pousse à écouter obstinément les œuvres qui l’intéressent, jusqu’à en atteindre une compréhension suffisante pour en épuiser les possibles. Sensible à toutes les époques (médiévale, gothique, baroque, contemporaine…), Alban Richard est un esprit intempestif, dont le répertoire affiche une diversité de formes et de genres musicaux déconcertante pour qui voudrait fixer son style, mobilisant le rondeau, le chant inuit, le récital de viole de gambe, la stochastique de Iannis Xenakis, le beatbox, la pop et la disco comme les circonvolutions minimalistes de Brian Eno. Cette plasticité donne lieu à des pièces au vocabulaire tantôt expressionniste et sentimental, tantôt formaliste et plus abstrait, ne choisissant pas entre le référent mathématique et l’organicité. Les images du kaléidoscope, du labyrinthe ou plus largement la géométrie spatiale organisent tout autant la chorégraphie que les figures de métamorphoses du vivant, que ce soit les capacités de résistance et d’adaptation des corps (Vivace) ou ses potentiels de rupture et d’auto-organisation (as far as).

 

Entre monstre et machine, le corps dansant est pour Alban Richard le lieu d’une dialectique au cœur de laquelle la liberté individuelle se performe, et peut se perdre.

 

Entre monstre et machine, le corps dansant est pour lui le lieu d’une dialectique au cœur de laquelle la liberté individuelle se performe, et peut se perdre. La recherche d’Alban Richard est dominée par la volonté d’atteindre une autonomie, même si l’improvisation doit le plus souvent composer avec des contraintes agissantes (cinétiques, musicales, spatiales…) et parfois contre-intuitives, comme lorsqu’il impose à ses danseur·ses de s’émanciper du beat de l’électro dans Fix me pour les désassujettir de l’emprise de la pulsation (a contrario de Vivace et de plusieurs autres de ses pièces), pour les libérer du réflexe d’automation.

« Flux », « rythmicités », « énergies » et « pulsations » : Alban Richard déplie dans ses créations une physique du vivant, qui comprend ses régularités comme ses accidents, sa puissance d’organisation comme ses forces de débordement. Convertis en principe chorégraphiques, ces termes physiologiques, ainsi reconsidérés comme des outils chorégraphiques, produisent sur scène des moments d’intensités, de transes ou de danses orgiastiques ou des événements chaotiques, relevant de l’implosion (Downfall) et de l’explosion (disperse), quitte à ouvrir sur des formes d’errance (Altered Dance) et de mélancolie (Come Kiss Me Now). C’est néanmoins le motif du souffle qui achève d’ancrer la pratique d’Alban Richard dans un terreau vitaliste. Formé à la flûte et au hautbois, le chorégraphe le place au cœur de sa méthode et de son vocabulaire, travaillant autant les voix soufflées que l’expiration hyperconsciente ou l’asphyxie. Travailler sa respiration, c’est avant tout, dit-il, « vouloir sculpter l’air ». Avec le centre chorégraphique national de Caen en Normandie, dont il a pris la tête en 2015, il redonne du souffle à celles et ceux qui ont pu en manquer, envisageant la danse comme une pratique de remédiation, une technique de soin mise au service de publics spécifiques, en situation de rémission post-cancer, de migration ou de prostitution.

 

Depuis une douzaine d’années, Alban Richard expérimente de nouveaux « régimes de présence et d’observation de la danse » en éprouvant « l’endurance des corps, du regard, des énergies » dans des espaces non-scéniques, muséaux ou patrimoniaux (du Musée de Cluny à la maison de Ronsard en passant par le Quai Branly). Dans ses activations-performances, la chorégraphie se déploie toujours dans un temps long au cours duquel « la production ininterrompue de mouvements » se défait de l’autorité du fil dramaturgique, adaptée à une économie de l’attention discontinue et fragmentaire, celle d’un public désynchronisé qui peut arriver et partir à sa guise, prendre le temps ou jeter un œil furtif, passer avec indifférence ou revenir si interpelé.

 

Depuis une douzaine d’années, Alban Richard expérimente de nouveaux « régimes de présence et d’observation de la danse » en éprouvant « l’endurance des corps, du regard, des énergies » dans des espaces non-scéniques, muséaux ou patrimoniaux.

 

À la différence du rituel théâtral, plus coercitif, le dispositif muséal permet aux danseur·es comme au public « de le hanter ou de l’habiter », deux notions centrales pour le chorégraphe, qu’on retrouve dans les corps-spectres de Somehow Myself Survived the Night réalisée en regard de la monographie David Altmedj au Musée d’art moderne de la ville de Paris. Habiter le musée signifie ici entrer en dialogue avec les fantômes d’un lieu, et les traces de vie qu’ils ont laissées. 

 

Habiter le musée signifie ici entrer en dialogue avec les fantômes d’un lieu, et les traces de vie qu’ils ont laissées. 

 

Nouvel exemple de cette pratique de la hantise, Exalte met en œuvre l’énergie au travail d’un groupe de dix interprètes qui, en trois temps, trois espaces, insuffle la vie à l’espace du musée. Durant le premier, les interprètes dansent sur des socles (un procédé déjà expérimenté dans The Weird Sisters’ Project) pour appuyer l’analogie entre corps et œuvre, et atteindre la fusion de l’art et de la vie qui a formé l’horizon esthétique de la modernité. Un étage plus bas, le groupe accélère le rythme, la musique ambient et le drone laissant la place à une sélection de morceaux de rap, de métal et d’électro. La relation à l’espace, tout comme les corps, s’indisciplinent. Les danseur·ses composent une chorale nerveuse et dispersée, dont la conscience de groupe s’exprime de manière virulente avec l’oralisation des Inflammatory Essays (1979-1982) de l’artiste américaine Jenny Holzer. La tribu éphémère trouve dans l’éructation de ces vers enragés, inspirés de discours extrêmes, le moyen de crier sa fureur de vivre. Le dernier temps, au forum, fait tomber les barrières entre public et interprètes. Réuni·es sur un dancefloor, emmené·es par le DJ set de Simo Cell, le groupe et les spectateur·ices se fondent dans un corps collectif. La performance cède le pas à une danse libre dans laquelle la question du regard posé sur la manière de bouger de l’autre n’est plus un enjeu. ◼