Sorour Darabi, le corps pluriel
Sorour Darabi est chorégraphe. C’est dans la ville de Shiraz, en Iran, que l’artiste a commencé son parcours par la musique, avant de découvrir son intérêt pour la danse lors d’un atelier avec Mohamad Abbasi, initiateur d’un groupe de danse underground devenu « Invisible Center of Contemporary Dance ». À son arrivée en France en 2013, l’artiste suit le programme Exerce au Centre chorégraphique national de Montpellier-Languedoc Roussillon, sous la direction de Mathilde Monnier et Christian Rizzo. Son travail interroge le rapport entre le corps, le temps et le concept de contemporanéité à travers l’attention portée à son propre corps. Avec Farci.e, créée en 2016, Sorour Darabi questionne la langue française, qui assigne un genre aux mots (au contraire de sa langue maternelle, le farsi) et comment un discours sur l’identité et le genre peut être produit suite à ce constat. Sa pièce Savušun créée en 2018 est « une ode à la vulnérabilité, à l’affection, aux êtres affectés. (…). La souffrance, le chagrin et la peur vécus par les corps minorisés sont transformés par le recours au jeu, à l’adresse et à une gestuelle hybride entre grotesque et grâce. » Elle est présentée dans le cadre de l'édition 2020 du festival MOVE.
Savušun est votre deuxième création, et combine diverses influences (rituels commémoratifs chiites, chant traditionnel, chansons pop mélancoliques de Lana del Rey, pratiques qui évoquent le SM etc). Comment tous ces différents éléments se mélangent-ils dans le spectacle ?
Sorour Darabi — Mon rapport au monde se passe avant toute chose au travers de mon corps. Il est à la fois le récepteur et l’instrument pour recevoir et traduire. Je vis la scène. On pourrait dire que ma technique de danse est une technique à la fois très puissante et vulnérabilisante. J’ai grandi dans un contexte où danser était considéré comme allant à l’encontre de la politique exercée, et donc interdit. En l’absence de formation et de système éducatif, il a fallu débuter mon parcours de manière clandestine, en autodidacte. Savušun est une traversée des émotions. L’idée m’est apparue en ayant besoin de faire un deuil, il me fallait créer des rituels pour célébrer les catastrophes qui nous bouleversent tous les jours. Je crois que l’homme contemporain ne survit pas sans savoir faire le deuil. Je travaille beaucoup à l'intuition. La diversité des éléments que l’on trouve dans la pièce est liée à une histoire de traduction.
Mon rapport au monde se passe avant toute chose au travers de mon corps. Il est à la fois le récepteur et l’instrument pour recevoir et traduire. Je vis la scène.
Sorour Darabi
Pour revenir à la question, les rituels mêmes dont je me suis inspiré sont composés de différents éléments : théâtre, mouvement, chant etc. Mon champ d’expérimentation ne se limite pas à la danse, j’aime composer en profitant des différents médiums et des différents éléments. Pour la dramaturgie, j’ai collaboré avec Pauline L. Boulba qui m’a énormément aidé à combiner ces différents éléments entre eux. L’aspect SM est à l’origine un certain rituel en particulier, bien sûr que la manière dont cela résonne dans Savušun est une forme de réappropriation très différente de celle de son origine.
La scénographie est extrêmement épurée, comme hors du temps, avec votre corps au centre du dispositif. Comment l’avez-vous conçue ?
SD — L’espace a été créé en collaboration avec Yannick Fouassier et Jean-Marc Ségalen. Je crois que les personnes qui connaissent le travail de Yannick Fouassier pourront y voir sa signature. Pour Savušun nous avions besoin de nous concentrer sur l’essentiel et de créer une obscurité infinie. Il fallait très peu d’éléments pour laisser advenir les choses dans cet espace. L’aspect « hors du temps » est recherché car les temps se confondent et se mêlent dans la pièce. Il y a le temps historique et/ou contemporain, individuel et/ou collectif, musulman et/ou queer, attaché-e et/ou détaché-e. Cela pose la question des enjeux, dans quelle société, l’Iran et/ou la France - ou plus généralement de ce qui peut être considéré comme un ailleurs.
Le mouvement répétitif, presque obsessionnel est central au vocabulaire chorégraphique de la pièce. Il semble provoquer une forme de transe. Est-ce ce l'effet recherché ?
SD — Dans les rituels originels, les mouvements minimaux, simples et répétitif jusqu’à l’épuisement physique provoquent la transe. Cet aspect de transe n’a pas été recherché particulièrement mais il est présent puisqu’il fait partie des rituels. La pièce peut aussi être vue comme une mise en jeu de la masculinité et de la virilité cisgenres.
Les rituels chiites dont vous vous êtes inspiré sont d’ailleurs traditionnellement performés par des hommes cisgenres. Pourrais-tu évoquer ce basculement ?
SD — En Iran, je n’ai bien sûr jamais pratiqué ces rituels en public. Je n’ai même jamais fantasmé de le faire ! J’en étais un simple spectateur. Cette pièce n’est bien sûr pas créée pour célébrer des héritages. Elle a été créée pour comprendre la place de ces héritages aujourd’hui et faire vivre les complexités et les nuances. Cela dit, ces héritages ne sont plus les même maintenant, ils ont été réappropriés et renversés dans des enjeux de pouvoir. Alors même qu’ils pouvaient provoquer des traumas ou des oppressions, ils deviennent guérissants. Ce que je trouve frappant dans ces rituels originels, est déjà une certaine potentialité de changement de code social vis-à-vis de la construction de la masculinité contemporaine en Iran actuellement. Le lâcher prise, la mélancolie, la transe, pleurer et exprimer ses souffrances et sa colère dans une forme esthétique etc., ne sont généralement pas acceptés dans les codes sociaux chez les hommes, dans toute leur diversité.
Cette pièce n’est bien sûr pas créée pour célébrer des héritages. Elle a été créée pour comprendre la place de ces héritages aujourd’hui et faire vivre les complexités et les nuances.
Sorour Darabi
Le thème de MOVE cette année est la vulnérabilité, et il y a pour vous une distinction opérante entre fragilité et vulnérabilité. Pouvez-vous préciser ?
SD — Je trouve qu’il réside une force et un empowerment dans la vulnérabilité qui existe à peine dans la fragilité. De manière générale, la vulnérabilité a un sens plus inclusif que la fragilité, puisque dans la société, tout le monde n’a pas le droit d’être fragile, mais la vulnérabilité étant plus codifiée et vu comme un fait, elle est sans doute plus respectée. Mais du point de vue esthétique, j’avoue préférer la fragilité. ◼
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Portrait de Sorour Darabi
© photo : Otto Zinsou