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« Pacifiction » : trouble dans le genre sécuritaire

Présenté en compétition officielle au dernier festival de Cannes, Pacifiction — Tourment sur les îles est un thriller paranoïaque qui envoie Benoît Magimel en Polynésie française, entre moiteur tropicale et corruption banale. Le film, en salle le 9 novembre, est montré en avant-première au Centre Pompidou, en présence de l'acteur et du cinéaste Albert Serra, dans le cadre de Demoseries. Présentation, par la philosophe Sandra Laugier.

± 5 min

Dans l’une des plus belles scènes de Pacifiction — Tourment sur les îles d'Albert Serra, le héros, De Roller (Benoît Magimel, César du Meilleur acteur pour ce rôle, ndlr), haut-commissaire de la République en Polynésie française, tente de distinguer avec ses jumelles, puis en ôtant ses sempiternelles lunettes de soleil bleues, un objet (une embarcation) au loin, sur l’océan, et l’image elle-même va s’efforcer de se focaliser, de « faire le point » sur la chose ; comme si tout d’un coup le spectateur et le héros partageaient le même « focus », le même regard et se confondaient. C’est aussi un le seul moment où le visage de Magimel est à nu, charnel, tout à la fois vulnérable et en alerte. La vision du long métrage fait ainsi émerger, bien avant que ne soient déroulées les cent soixante-trois minutes du film, une subjectivité partagée par le public et le personnage, un trouble dans la morale et dans la perception, un même rythme qui en font une expérience véritable et radicale ; au sens d’une réinvention de ce que c’est qu’avoir une expérience, y compris au sens du philosophe John Dewey — c’est-à-dire la manière dont une question publique, et politique, s’enracine dans une expérience privée, fondamentalement mystérieuse et pourtant partageable.

 

Magimel magistral, quelque part entre Robert Redford et Owen Wilson — entre la mollesse charmante et la curiosité implacable du détective ; ni classe ni vulgaire dans son uniforme crème et ses chemises à motifs.

 

 

Pacifiction n'est pas une expérience des tropiques ; c'est une expérience de vie, qui nous initie à une forme de vie, celle de la Polynésie avec tous ses aspects — politiques, érotiques, religieux, esthétiques, voire sportifs avec la scène de la compétition de surf — et… nucléaires. Le film évite les clichés du « film tropical » même dans la beauté inouïe de ses plans sur l’océan, les marées et les vagues qui nous (em)portent. Pacifiction est une œuvre d’immersion, dont la vision curieusement rappelle, question de durée aussi, le récent et tordu Drive my car de Ryusuke Hamaguchi — et qui de même fait accéder à « l’inquiétante étrangeté de l’ordinaire » dans une expérience vitale où l’on est plongé sans préalable, ni contextualisations laborieuses, au plus près des corps et des lumières. Par le rapport institué à la texture visuelle, sensible et morale d’un être — De Roller, bizarre introduction à un univers polynésien « interlope » (pour une fois, le mot a tout son sens) : par ses manières lisses, sa conception spécifique de son rôle politique, de « gestion » d’une communauté, sa polyvalence ; De Roller couvre ainsi tous ces aspects de l’humain ; il rencontre des élus locaux et des activistes, négocie l'ouverture d'un casino, conseille les danseuses et danseurs d'une boîte de nuit, accueille une écrivaine en tournée, et surveille un inquiétant amiral français en visite. Magimel magistral, quelque part entre Robert Redford et Owen Wilson — entre la mollesse charmante et la curiosité implacable du détective ; ni classe ni vulgaire dans son uniforme crème et ses chemises à motifs ; conversationniste consommé qui s’adresse à chacun et chacune, avec une bienveillance convenue et pourtant liante, fil conducteur du film et des éléments disparates de la réalité qui nous est donnée.

Pacifiction, dans la splendeur inédite des images et des sons reste du cinéma parlant, plein de jeux de langage (les mots rares et gracieux de Shanna, ceux si justes des activistes, ceux terrifiants des militaires) où De Roller passera d’une parole « polie », conformiste, par exemple dans le discours raté d’hommage à l’écrivaine, à un discours plus affectif, inquiet voire paniqué qui se cogne, dirait Wittgenstein, aux limites du langage et du réel politique.

 

C’est bien une forme inattendue de care pour autrui qui va être à l’œuvre chez De Roller — suscitée par un sentiment imminent de danger et d’apocalypse, et un souci étrange des humains qui l’entourent. Cette anxiété classe le film, situé dans une temporalité vague mais clairement actuelle, pas tant, comme on l’a dit, dans le thriller politique années 1970 à la Alan J. Pakula que dans un genre très présent depuis quelques années, qu’on peut appeler « sécuritaire » et qui touche aux diverses menaces (terroristes, sanitaires, environnementales) qui caractérisent la forme de vie contemporaine. Le film est en effet traversé par la menace de la reprise des essais nucléaires en Polynésie. Et quand il est question de « risque », il ne s’agit pas de possible mais de catastrophe déjà présente : les essais opérés durant trente ans à Tahiti ont non seulement abîmé l’environnement (le film nous fait voir les déchets sur les rives du paradis ) mais suscité une augmentation des cas de cancer parmi la population, ces concitoyens dont le haut-commissaire De Roller a la charge. C’est cette vulnérabilité partagée de l’environnement, des humains, de la vie même qui va progressivement se révéler et l’user, le fragiliser, ébranler la réalité même — d’où le moment de révélation que j’ai cité en commençant, où De Roller tente de « focaliser » et ne voit que « trouble ». Les « rumeurs » dont il fait état de façon obsessionnelle dans ses rencontres avec les différents acteurs, politiques et militaires, l’enquête personnelle qu’il va mener, l’indifférence des militaires au sort des populations.

 

Tous les personnages classiques du thriller sécuritaire sont là, l’Américain style CIA à la sale tronche, la beauté fatale, le sous-marin entre deux eaux… et rien ne ressemble à rien.

 

 

Tous les personnages classiques du thriller sécuritaire sont là, l’Américain style CIA à la sale tronche, la beauté fatale, le sous-marin entre deux eaux… et rien ne ressemble à rien. Car plus que l’enquête de De Roller sur les mystérieux mouvements de bateaux, ce qui va émerger du film c’est l’inquiétude sourde qu’il éprouve, et exsude, pour ces humains qui l’entourent et dont la présence, dénudée ou moulée, est constamment soulignée (principalement dans la boîte de nuit de Morton) et qu’on apprend progressivement à connaître individuellement. Humanité magnifiquement incarnée dans le personnage de Shannah (Pahoa Mahagafanau), brillante et vulnérable, subversion du concept de trans. De Roller se sent « responsable » de ces corps pris sous la menace de la présence militaire, comme le révèle le moment où il sort de sa réserve pour cuisiner l’amiral sur ce qui se passe dans l’île : la marine enverrait le soir des jeunes femmes dans le sous-marin, dont elles reviennent le lendemain en sale état. 


Ici se révèle l’enjeu du colonialisme, dans l’exploitation et la fragilisation de citoyens et territoires lointains, traités alternativement comme ressources et dépotoir. Dans l’absence radicale d’humanité que résume le discours terrible de l’amiral : « Si nous traitons nos propres citoyens comme ça, imaginez comment nos ennemis vont imaginer la façon dont on va les traiter. » Cette politique-fiction est réaliste, et ce que nous apprend Pacifiction, sans le moindre soupçon de didactisme, c’est qu’il n’y a pas de « post » qui tienne ; et que le  21e siècle est bien, et peut-être plus que jamais, celui du colonial et du nucléaire, où des vies ne comptent pas dans un monde désormais bien plus près d’un désastre nucléaire que nous pouvions l’imaginer. ◼