« L'ironie est une chose sérieuse », focus sur « Le Songe » d'Alberto Savinio
En 1995, avec le livre d’or de Léonce Rosenberg, était entrée dans la collection du Musée national d’art moderne une gouache d’Alberto Savinio (1891-1952) intitulée Découverte d'un monde nouveau, et datée de 1929 du second séjour parisien de l’artiste. À observer ce colosse de pierre au dos musculeux pourvu d’une tête minuscule face à un paysage fait d’éléments de puzzle colorés digne d’un Alessandro Mendini, ou du design Memphis, on se dit que « l’homme dans l’histoire » chez Savinio contemple effectivement un monde nouveau. Mais il ne faut pas s’y fier. L’ironie est partout présente dans une œuvre qui reformule le mythe à l’aune de sa biographie. De l’art de celui qui fut avec son aîné Giorgio de Chirico la moitié d’une célèbre fratrie artistique dont l’influence est encore pleinement à mesurer, ce serait en réalité mieux dire que Savinio fit du neuf avec du vieux : décomposant, mais aussi ré-agençant les ruines d’une civilisation engloutie, sujet d’un éternel retour sur le mode tragi-comique.
« L’ironia e una cosa seria » affirmait l’artiste dans un texte des années 1940 : l’ironie est bien « une chose sérieuse » et l’artiste polymathe que fut Savinio – musicien, compositeur, écrivain, peintre – le démontra sa vie durant par une pratique sophistiquée du détournement. En 1919, il reprenait dans la revue Valori Plastici le fragment bien connu d’Héraclite pour qui « la Nature aime à se cacher ». Savinio y défendait l’idée que l’ironie était un des effets les plus directs de ce voilement de la nature. Car la pudeur qu’il convient d’opposer à la nudité du vivant se manifeste par des atours déformés et déformants (soit, au fond, la « besogne » même de l’ironie) et dont son art comme son écriture témoignèrent continument.
Pour Alberto Savinio, l’ironie est bien « une chose sérieuse » qu'il aura démontré sa vie durant par une pratique sophistiquée du détournement.
Au tournant du siècle, Sigmund Freud ne devait d’ailleurs pas dire autre chose des idées ou fantasmes inconscients qui apparaissent au Moi qui les pense, « revêtues d’un habillement […] déformé et déformant » (Sigmund Freud, « Un trouble de mémoire sur l’Acropole (une lettre à Romain Rolland) », [1936]). André Breton notait encore dans L’Anthologie de l’humour noir que l’humour chez Giorgio de Chirico et Alberto Savinio naît toujours de « la conscience aigüe qu’ils ont de leur propre refoulement. » À la lisière du surréalisme et des grandes révolutions de la psyché au 20e siècle, la constellation intellectuelle savinienne se met en place.
Tout indique, avec cette entrée inédite dans les collections nationales d’une peinture d’Alberto Savinio datée de 1930 intitulée Le Songe ou Suzanne et les vieillards, qu’il convenait de remettre urgemment en lumière cet esprit universel. De son vrai nom Andrea de Chirico, il vit le jour à Athènes en 1891, trois ans après la naissance de son aîné à Volos. La fratrie grandit en Grèce, en Italie et en Allemagne, baignant dans un climat de mythologie grecque et de philosophie allemande. À l’image des Dioscures auxquels ils aiment s’identifier – les jumeaux Castor et Pollux de la mythologie grecque, d’ascendance humaine et divine –, les deux frères lisent Arthur Schopenhauer, regardent Arnold Böcklin, écoutent Richard Wagner.
C’est en 1910 qu’après une solide formation musicale, que celui qui se nomme encore Andrea de Chirico, jeune compositeur de livrets et d’opéras, se rend à Paris. À la veille de la guerre, au moins deux entreprises inscrivent singulièrement son nom dans les cercles de l’avant-garde. D’abord, en 1914, un projet d’opéra interrompu par la guerre intitulé À quelle heure le train partira pour Paris ?, réunissant à ses côtés Guillaume Apollinaire, Francis Picabia et Marius de Zayas. Puis, la même année, la publication des Chants de la mi-mort, dans la revue d’Apollinaire Les Soirées de Paris, fait date avec ses personnages (« mère de pierre », « hommes de fer-forgé ») qui marquent durablement les esprits et posent les jalons d’une future esthétique métaphysique, élaborée de concert avec Giorgio de Chirico au début des années 1910. Fréquentant alors le cercle d’Apollinaire – Picasso, Gabrielle Buffet, Max Jacob ou Blaise Cendrars – c’est lors de ce premier séjour parisien qu’il adopte son pseudonyme d’Alberto Savinio. Bientôt lié au marchand Paul Guillaume, c’est lors d’un second séjour (1926-1933) qu’il s’adonne pour la première fois véritablement à la peinture.
Chez Savinio, la transposition du mythe et la métamorphose sont au cœur de l’œuvre picturale : très tôt, déjà, l’autobiographie familiale, et en particulier la figure maternelle (omniprésente et fantomatique tout à la fois dans la peinture des deux frères), se mêle à la fiction mythologique ou préhistorique. Aussi la femme autruche ou pélican (En visite, 1930, collection particulière) est-elle une probable variation sur un portrait photographique de la mère, Gemma de Chirico. Le surréalisme a joué constamment de ces substitutions qui fonctionnent comme le processus de déplacement et de travestissement des idées inconscientes tels qu’ils adviennent dans le rêve. Les exemples abondent et il n’est qu’à penser par exemple à Max Ernst ou René Magritte illustrant Lautréamont en 1948, avec le motif de la plante-pélican.
Ainsi donc, le mythe et le récit biblique imprègnent cette peinture où se fracassent le récit familial et la notion de merveilleux cher au surréalisme et qui met en scène ces « Actéons de basse-cour », pour reprendre la juste formule de l'historien de l'art Didier Semin. La peinture récemment entrée dans la collection du Musée national d’art moderne, Le Songe ou Suzanne et les vieillards, d’abord possédée par Paul Éluard qui la céda à l’éditeur surréaliste Henri Parisot, témoigne de cet anthropomorphisme caractéristique qui se retrouve dans l’écriture romanesque et fantastique de Savinio. Dans L’Introduction à la vie de Mercure, un texte publié dans Bifur en 1929, un personnage est décrit par Savinio comme « fille de batraciens, [et] grenouille elle-même ». Ces têtes animales fichées sur des corps humains font leur apparition dès le début des années 1930 dans des œuvres détournant autant les grands récits mythiques parodiques (Pénélope en dindon attendant le retour d’Ulysse) que des scènes bourgeoises parfaitement prosaïques (Le Mariage du coq, 1931).
Sommes débordés. Égorgeons enfant. Repassez plus tard.
Alberto Savinio, L’Introduction à la vie de Mercure, 1929
De cet univers dont Simone Kahn-Breton notait déjà au début des années 1920 qu’il partait d’un imaginaire situé entre l’humour et le mythe, il faut noter qu’il entretient en réalité un rapport bien particulier aux sources employées par Savinio, que le modèle soit photographique (et il se rapproche alors de Francis Picabia, avec lequel il a plus d’un point commun) ou sculptural comme cette figure de Suzanne du tableau du Musée issue d’un modèle en marbre du Louvre, l’Hermaphrodite endormi, sculpture hellénistique du 3e siècle avant Jésus-Christ conservée au Louvre. Savinio l’avait déclinée auparavant dans une autre peinture (Hermaphrodite et éléphant, 1927, collection particulière) et cette gironde androgyne ressurgira notamment dans un Repos d’Hermaphrodite (1944-1945, collection particulière). Dès 1916 Hermaphrodite était déjà le titre d’un ouvrage clé de Savinio, preuve, s’il en était besoin, d’une permanence des thèmes et des obsessions de cette œuvre singulière. La girafe de ce Songe réapparait, elle aussi, dans un tableau intitulé Partenza del figliol prodigo (« Le Retour du fils prodigue »), témoignant de ce que les sources saviniennes sont utilisées, exactement comme chez Picabia, à la façon de « patrons » constamment ré-ajustables, des enveloppes vides toujours à investir d’une nouvelle signification, où le souci de vérité n’est présent nulle part.
Dans cet imaginaire savinien situé entre l’humour et le mythe, les sources sont utilisées à la façon de « patrons » constamment ré-ajustables, des enveloppes vides toujours à investir d’une nouvelle signification, où le souci de vérité n’est présent nulle part.
Avec cette œuvre magistrale du corpus savinien qui entre en collection, c’est bien l’ironie, chose sérieuse entre toute, qui sert de viatique à son art encore à explorer. Dès lors, il ne faut pas s’étonner qu’au même moment, sur fond de montée des périls fascistes, le philosophe Vladimir Jankélévitch énonçât dans son maitre-livre L’Ironie (1936) cette définition parfaite de l’art : « L’apparence n’est pas rien, quoiqu’elle ne soit pas vraie. » ◼
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Alberto Savinio, Le Songe, 1930
Huile sur toile, 46 × 55 cm
© Centre Pompidou / photo : A. Laurans / Dist. Rmn-Gp
© Adagp, Paris