Le Centre Pompidou &... Hervé Guibert
Il fut l'un des écrivains les plus brillants de sa génération. Décédé en 1991 à l’âge de 36 ans des suites du sida, Hervé Guibert a marqué la littérature de sa figure sensible et incandescente. Écrivain, photographe, journaliste, critique d’art, il laisse derrière lui une œuvre dense et audacieuse, qui ausculte le corps et la mort : « La mort, on la bâillonne, on la censure, on tente de la noyer dans le désinfectant, de l’étouffer dans la glace. Moi je veux lui laisser sa voix puissante et qu’elle chante, diva à travers mon corps. » (in La Mort propagande, 1977). C'est avec sa trilogie écrite au début des années 1990, alors qu'il se savait malade —À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie (où il décrit sans fard l'agonie de son ami Michel Foucault) ; Le Protocole compassionnel ; L'Homme au chapeau rouge — qu'il se fait connaître du grand public. Admirateur de Jean Genet, ami de Roland Barthes, mais aussi de Dalida, Isabelle Adjani, Patrice Chéreau (pour lequel il fut scénariste), Pina Baush, ou encore Francis Bacon, Guibert fut aussi le témoin privilégié d’une époque, celle des années 1980. Né en banlieue parisienne, il grandit à la Rochelle, avant de revenir à Paris vers l'âge de 20 ans. Il y découvrira le Centre Pompidou, un peu par hasard. À l'occasion du dixième anniversaire de l'ouverture, il publie un texte rare, L'Œuvre sans fin.
L'Œuvre sans fin
Un grand cinéaste, qui a la mer à deux pas de chez lui, quand il fait passer un paquebot dans un de ses films, prend des bâches de plastique miroitant pour évoquer la tempête.
Un grand décorateur de théâtre, au lieu de livrer les maquettes de son prochain spectacle, préfère se dire qu'aucune ne fera l'affaire. Il met la machine en panne. Elles ont pourtant l'air de tenir le coup, ces trois versions de son nouveau décor, mais il décide que ce décor-là, justement, est infaisable. Infaisable : quel bonheur ! Un point limite, au-delà des techniques dont il a façonné son art, qui ont fini par faire sa griffe, et dont il ne se sent désormais capable que de reproduire des variantes. Cet empannage délibéré le dénonce à lui-même tel qu'il ne voudra jamais être : un faiseur. Un jour il flaire une solution en regardant son petit garçon démonter un jeu de construction.
Un grand philosophe, qui a publié l'introduction d'une Histoire monumentale en annonçant les titres des prochains volumes, non seulement ne va pas se tenir à son plan, mais empanne lui aussi la machine pour faire cap, vent de travers, sur des méthodes inusuelles, rêvant à un livre infini, dont il repoussera la publication jusqu'à l'avant-veille de sa mort. Vertige d'une destruction qui sera renaissance.
Un grand peintre, qui ne peint plus d'après-nature depuis longtemps, quoique maître de la couleur et des scènes qui la mettent en jeu, avoue que la peinture, ce n'est vraiment ni la couleur ni la scène, mais un secret de Polichinelle derrière lequel il court depuis un demi-siècle : l'unique objet de la peinture — et son véritable sujet — n'est autre que la peinture elle-même. Un artisanat de l'impossible.
Un grand homme de scène, mis au désespoir par l’enclenchement d’une répétition générale, est sauvé par une idée de génie : il sort tout simplement du théâtre, et marche, seul, au hasard des rues de cette ville italienne, flâne sans intention ni direction, jusqu’à ce qu’il tombe, à un croisement, sans l’avoir d’abord reconnu, sur son hôtel : mais oui, il y a là une chambre qui l’attend ; il y monte, presque machinalement. Cet homme si nerveux, tandis que gronde la cacophonie de son ouvrage démantelé par des paresses, reconnaît un lit qui veut bien l’accueillir, et s’endort d’un sommeil sans tourment. Quand il s’éveille, la répétition générale s’est achevée, sans son maître. Le metteur en scène est rétabli, dans un accord entre l’œuvre et lui, entre le monde et sa solitude.
Des artistes contemporains de cette évocation un rien élégiaque, nous avons répété le lieu commun : qu’ils sont « grands ». Si nous nous approchions de leurs confidences, nous rencontrerions des êtres curieusement modestes, en porte-à-faux, sur la stature de leur destin, avec leurs rêves d’origine. L’homme de théâtre voulait être cinéaste ; le décorateur peintre ; le peintre, qu’une aura assimile aux maîtres du Quattrocento, confesse qu’il eût préféré créer Tintin ou Spirou ; quant au philosophe, que les palinodies introduisent dans le panthéon des Platon et des Nietzsche, il rêvait de jouer le rôle de Tartuffe sur une scène. Le jeu favori d’un enfant était de commenter à chaud la mort tragique et, bien entendu, prématurée, de l’homme célèbre qu’il était certain de devenir ; son cœur soudain se serrait, le reporter se devait impartial : lequel, parmi les talents illustres de cette grande personne, allait le conduire à la postérité ? Était-ce l’écrivain ? Ou bien le directeur de journal ? Ou encore le cinéaste d’un unique, mais grandiose film ? L’enfant dut mettre tant de vie dans le simulacre que l’adulte n’eut plus qu’à convoiter l’anonymat.
Le petit garçon qui se rêve Welles, qui s'était lui-même rêvé Hearst ; Piero Della Francesca qui se rêve Mickey ou Picasso ludion ; Heidegger mettant le masque de Scapin... Ce ne sont pas seulement des poses, ou des feintes. C’est dans le quiproquo de ces glissements ou de ces remords du sort que se manifeste l’art, marathon dont les champions n’en finiraient pas de se passer pour relais d’inadéquats « témoins ». Cette ironie a sa dynamique. Le Centre Georges Pompidou, qu’on a d’abord voué à des courants d’air, s’est révélé le lieu populaire par excellence. Comment prêter sa voix à une célébration, en se défiant et de la convention et de l’audace ? Peut-être en se faufilant dans le creuset des énigmes.
Comme la Tour Eiffel, le Centre Georges Pompidou est un nu d’architecture. Devant l’abîme anatomique d’une telle structure — une fondation qui vous retrousse ses entrailles jusqu’au ciel —, les voyeurs de l’avant-garde vont prendre leur langue à leur cou, et les obsolètes chanter la pusillanimité sur toutes ses gammes ; leur babil versatile fera feu d’étincelle publicitaire ; comme les abois des chiens il s’évaporera ; le bateau, lui, ne jouera pas les caravanes : arrimé à l’envers par une ancre céleste, avec d’autant plus de superbe qu’il a boudé un bord de Seine qui l’eût rendu juste arrogant. L’événement Beaubourg ne tient pas tant au strip-tease de ses façades qu’à la projection holographique, au cœur de la ville, d’un paquebot grandeur nature, d’une culture grandeur paquebot. Les écueils de glace des âmes désabusées ne sont plus à même d’en faire leur Titanic. À peine bâti, carte postale féérique, le Centre Georges Pompidou était déjà le gadget mondial d’un bouche-à-oreille infini. Le bon sens d’une curiosité qui n’est pas dénuée de volupté esthétique (un photographe, encore un « grand », nous apprend que toute jouissance visuelle a un fondement ou une dissolution géométrique) l’a élu comme attraction principale.
L’événement Beaubourg ne tient pas tant au strip-tease de ses façades qu’à la projection holographique, au cœur de la ville, d’un paquebot grandeur nature, d’une culture grandeur paquebot. Les écueils de glace des âmes désabusées ne sont plus à même d’en faire leur Titanic.
Les âges de la vie, les variantes de langages et de physionomies se saluent silencieusement de chaque côté de ses escaliers mécaniques. Ces bulles les véhiculent dans les artères du siècle, tout en les protégeant de ses parasites. Sur les cimaises, amovibles au point de devenir des ondes, les œuvres ont les mêmes tentations de troubles, de croisements de gènes : la touche de peinture s’incarne de mots, la phrase vibre à l’idée de l’instrument qui la rendra sonore, la mélodie cherche à faire varier ses paysages de résonance dans le courant d’une seule phrase. Flirt suprême : sur le coup de son vingtième siècle, l’art se trouve saisi d’un démon de midi industriel, qui se refondra dans un classicisme.
Interrogez le chef de salle de contrôle du Centre Georges Pompidou, il vous parlera de « mécaniques de fluide, imprimantes de sécurité, cyclique du défilement des images, poteaux irrigués, concentrateurs d’alarmes, postes de transformation, structures porteuses ». Ce vocabulaire peut désormais s’appliquer aux œuvres. Rencontrez un musicien responsable de l’Ircam, il vous présentera au vénérable ordinateur 4 X comme des prédécesseurs ont dû présenter Karajan. Il vous parlera de « système personnel, d’échantillons sonores, de temps réel, partagé ou différé, de construction d’un son » ; la traditionnelle salle de concert est rebaptisée « espace de projection ».
Une jeune cinéaste dit que l’atrophie des langages artistiques, et la mort du langage, viennent d’un empêchement de circulation : les topographies modernes quadrillent l’espace en périmètres qui deviennent des prisons pour les familles de mots ; les rares couloirs qui les relient sont ceux de l’enquête, du voyeurisme, de l’agression. Les parlers n’ont plus de frictions pour se réoxygéner, les luttes entre la tradition et ses dégradations visent à les garder en vie : moire des argots, hygiène des barbarismes, noblesse des trivialités. Par son architecture tangible et imaginaire, les décloisonnements de chacun de ses niveaux, le Centre Georges Pompidou réassure ce brassage dont tout autour le progrès sèvre la ville.
Chantier ininterrompu, œuvre sans fin au croisement des œuvres de ce siècle, le Centre Georges Pompidou est ce mélangeur propulseur à pôles innombrables, qui démultiplient à l’infini leurs mixités, leurs greffes, leurs lignes de fusion.
Chantier ininterrompu, œuvre sans fin au croisement des œuvres de ce siècle, le Centre Georges Pompidou est ce mélangeur propulseur à pôles innombrables, qui démultiplient à l’infini leurs mixités, leurs greffes, leurs lignes de fusion. Tout reste en cours, généreusement inachevé, avec l’air de nous dire : pendant les travaux de l’art, le siècle continue, vivez l’art du siècle. Mobile géant, kaléidoscope, reflet du monde à son abri, le Centre Georges Pompidou est un lieu de trêve et de vertige, de trotte, de repos, d’errance, d’apprentissage, de liberté provisoire et de prière profane.
Dans la gare italienne, anonymes parmi les voyageurs, s’entrecroisent ceux qui n'ont d’autre destination que l’épuisement ou la faim, le désœuvrement, la concupiscence de petits larcins ou d’assouvissements biscornus, le recueillement aussi : dans son architecture, de la salle des pas-perdus aux salles d’attente, de la chapelle aux alcôves d’aisance, elle ménage des trajectoires de répit et de bonheur clandestin. Dans un temple japonais, celui dit de la mousse, à Kyoto, les moines sont les gardiens des vœux que leur confient les visiteurs du monde entier : leur forteresse semble n’avoir été construite que pour préserver ces liasses de parchemin compressées sous l’autel, comme un coffre-fort des secrets de l’univers, une banque de souhaits : l’année durant, sans commettre l’indiscrétion de les déchiffrer, les moines du temple de la mousse ne font que se concentrer pour qu’ils s’accomplissent.
Il y a quelque chose de la gare italienne, et de ce temple japonais, dans le Centre Georges Pompidou.
Il y a quelque chose de la gare italienne, et de ce temple japonais, dans le Centre Georges Pompidou. Les messages sans nombre recelés par la Bibliothèque publique d’information, que viennent consulter par milliers des visiteurs d’occasion ou d’habitude, ressemblent à ces vœux gérés par les moines japonais. Poètes, journalistes, hommes de science, écrivains ont abandonné dans ces millions de volumes vérités et mensonges tapis dans les nervures du papier pour mieux se prêter à la réanimation. Cette bibliothèque est un lieu d’égalité, d’un rêve commun : celui de la découverte de soi, et de ses aventures. Les arrogances sont débusquées aux portillons électroniques. Les analphabètes peuvent bien fraterniser avec les savants : ils ne seront pas démasqués. Les uns et les autres pourront même lire les yeux fermés. Un homme a la tête penchée sur un album illustré où est écrit en gros : LES ASTÉROÏDES ; personne ne se moquera de lui, son rêve le sacre étudiant des astres. ◼
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L'écrivain Hervé Guibert prend la pose pour le photographe Ulf Andersen, le 9 septembre 1988.
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