L'abstraction géométrique, le sillon de l'obstinée Carmen Herrera
Disparue en 2022 à l'âge de 106 ans, Carmen Herrera fait l'objet d'un engouement relativement récent. Peintre abstraite d’origine cubaine, Herrera vécut à Paris puis travailla discrètement à New York pendant plus d’un demi-siècle avant d’être exhumée de l’anonymat dans les années 2000. En 2021, elle était présentée au Centre Pompidou dans l'exposition événement « Elles font l’abstraction » — une reconsidération institutionnelle célébrant son intuition géométrique particulièrement précoce, développée à partir de 1948 au cours de son séjour en France, dont la traduction picturale épurée anticipe de plusieurs années l’esthétique minimaliste.
Depuis des années, un homme travaille à la reconnaissance du travail de Carmen Herrera : Tony Bechara. Voisin et ami de l'artiste à New York, ce peintre d’origine portoricaine (né en 1942) a tout mis en œuvre pour sauver ses toiles et ses dessins, conserver ses archives, lui trouver une galerie et l’intégrer dans les collections des grands musées américains. Il retrace le destin d'une artiste obstinée.
Roxane Ilias — Nous nous trouvons dans le quartier d’Union Square, en plein cœur de Manhattan, où vous avez vécu et travaillé à quelques numéros de l’appartement-atelier de Carmen Herrera pendant de longues années. Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec elle ?
Tony Bechara — J’ai rencontré Carmen en 1972 pendant l'installation de l’exposition collective Contemporary Latino Americano Art Exhibit organisée à la Contemporary Arts Gallery du Loeb Student Center de l’Université de New York. J'étais en train d’accrocher un de mes tableaux quand j'ai vu un couple de personnes âgées qui se débattait avec une sculpture fascinante, intitulée Estructura Amarilla [Structure Jaune]. Ils avaient du mal à installer cette œuvre délicate et j'ai alors proposé de les aider. Elle était artiste, et lui, enseignant de littérature. Il s'est avéré qu’elle était originaire de Cuba, et moi de Porto Rico, et que je venais d'emménager dans la 19e rue. « Oh vraiment, nous aussi on vit sur la 19e ! » m’a-t-elle répondu avec joie. Je leur ai dit que j’avais emménagé au numéro 47. « Nous sommes au numéro 37 depuis près de 10 ans ! ». C'est comme ça que tout a commencé. Nous avons ensuite continué à nous voir, à dîner l'un chez l'autre… C’est ainsi que sommes devenus amis.
Connaissiez-vous son travail auparavant ? Que découvrez-vous chez-elle ?
Tony Bechara — Non, je n'avais jamais vu ou entendu parler de ses œuvres auparavant. Personne ne la connaissait. Ce fut un choc lorsque je découvris son travail. Carmen Herrera développait alors une œuvre captivante, sans équivalent. Les dates de ses tableaux étaient époustouflantes, bien avant Ellsworth Kelly, Frank Stella, Kenneth Noland et les peintres américains qui étaient si célèbres à l’époque. Je n’étais pas le seul à le penser et beaucoup d’artistes qui vivaient dans le quartier disaient également que Carmen avait de la malchance, que c’était inouï qu’elle ne soit pas reconnue pour son œuvre abstraite pourtant si radicale.
Personne ne la connaissait. Ce fut un choc lorsque je découvris son travail. Carmen Herrera développait alors une œuvre captivante, sans équivalent. Les dates de ses tableaux étaient époustouflantes, bien avant Ellsworth Kelly, Frank Stella, Kenneth Noland et les peintres américains qui étaient si célèbres à l’époque.
Pouvez-vous nous raconter dans quelles conditions vivait-elle et travaillait-elle à l’époque ?
Tony Bechara — Elle n’avait pas d’atelier à proprement parler et travaillait chez elle. Sa méthode est restée la même pendant plus de cinquante ans. Elle se levait le matin et, après le petit-déjeuner, installée à son bureau devant sa grande fenêtre orientée sud, elle travaillait sur papier et réalisait de très nombreuses esquisses pendant un certain temps. Après avoir trouvé la bonne composition, elle passait ensuite à un format plus grand, sur carton ou sur toile, et l’exécutait en peinture. C’était un processus extrêmement long.
Comment décririez-vous sa peinture ?
Tony Bechara — Son approche de la géométrie a toujours été quelque peu excentrique : la façon dont deux formes se touchent ou semblent se toucher est vraiment unique. Il y a aussi une forme d’originalité dans son utilisation des couleurs, qu’elle a toujours choisies vives, quelque peu agressives, avec des cadmiums, des verts, des oranges…C'était excentrique comparé aux artistes de la jeune génération, arrivés un peu plus tard à New York et qui eux sont vite devenus célèbres : les minimalistes. Ils étaient très précis sur le plan géométrique et leurs couleurs étaient pour la plupart atténuées, avec principalement du gris, du noir et du blanc. Dans le cas de Carmen, je pense que sa palette était très cubaine – je déteste utiliser ce type de cliché, mais ça l'était vraiment ! Cela dit, il est important de noter que son travail ne porte pas sur la couleur même, mais sur le dialogue, le contraste qui se crée lorsque vous juxtaposez une couleur à côté d'une autre.
Quelle est selon vous la spécificité de sa pratique picturale ?
Tony Bechara — Il ne faut pas oublier que Carmen Herrera, à l’origine, a étudié l'architecture à La Havane dans les années 1930, mais l'université était toujours en grève. Alors avec ses camarades de classe, elle dévorait de nombreux livres, notamment sur le Bauhaus. J'ai toujours trouvé fascinant que Carmen connaisse ce mouvement en 1938, on aurait pu penser que Cuba était un peu isolé d'un tel mouvement d'avant-garde, mais pas du tout ! Sur le plan formel, sa méthodologie a donc été très influencée par sa vision d'architecte, c'est presque comme si les distributions spatiales qu'elle concevait en peinture étaient pensées par un architecte. Elle aimait les lignes droites, et elle répétait souvent : « Je n'ai jamais rencontré une ligne droite que je n’aie pas aimée ».
Je n'ai jamais rencontré une ligne droite que je n’aie pas aimée.
Carmen Herrera
On aborde souvent cette artiste comme une solitaire, de manière très individuelle. D’ailleurs, il n’y a quasiment eu que des monographies portant sur son travail et peu de publications collectives avec d’autres peintres et sculpteurs. Faisait-elle partie d’un groupe ou d’un mouvement ? Savez-vous quels sont les artistes qui ont particulièrement compté pour elle ?
Tony Bechara —Quand elle arrive aux États-Unis en 1939, elle tisse ses premiers contacts grâce à son mari, Jesse Loewenthal, un intellectuel originaire du Bronx qui était professeur d’anglais et écrivain. Il appartenait à un groupe d’artistes, de poètes et de philosophes qui vivaient à New York. C'est ainsi que Carmen a pu rencontrer Mark Rothko et Ad Reinhardt, le poète Louis Zukofsky, mais aussi Barnett Newman, dont elle fut particulièrement proche dans les années 1940.
Mais parmi les artistes qu'elle a le plus vénérés tout au long de sa carrière, il faut citer Francisco de Zurbarán. C'était un peintre religieux du 17e siècle qui a portraituré le monde monastique. Carmen a toujours affirmé qu'il était, à ses yeux, le premier minimaliste de tous les temps ! Elle me l'a fait remarquer à plusieurs reprises : « Qu'est-ce qu'un minimaliste ? », « Eh bien, le minimalisme, c'est quand tu travailles sur un tableau, et que tu commences à épurer et à enlever des choses, et encore et encore… jusqu’à atteindre le plus grand dépouillement ».
Il a souvent été mentionné par la critique et certains historiens que les recherches abstraites de Carmen Herrera anticipent de plusieurs années l’esthétique minimaliste. Pouvez-vous nous parler de sa relation avec ce mouvement ? Fréquentait-elle les artistes minimalistes ?
Tony Bechara — À partir des années 1960, Carmen vivait dans un quartier où de nombreux artistes s’étaient installés. Par exemple, Yayoi Kusama et Donald Judd travaillaient dans la même rue qu’elle. Bien que Max's Kansas City, le célèbre bar des minimalistes, était à deux pas de chez elle, elle n'y a jamais rencontré ou fréquenté ce monde-là. Il faut dire que c’était une autre génération, elle avait quinze ou vingt ans de plus qu'eux. Elle n'a jamais essayé de rejoindre les minimalistes, notamment parce qu'elle n'a jamais tenté d'intégrer un groupe ou un mouvement. Elle était concentrée uniquement sur ses propres recherches.
À partir des années 1960, Carmen vivait dans un quartier où de nombreux artistes s’étaient installés. Par exemple, Yayoi Kusama et Donald Judd travaillaient dans la même rue qu’elle.
Pourtant, il est vrai que son travail témoigne d’un intérêt pour l’objectification de la peinture, pour ce caractère d’objectité que l’on retrouve dans les œuvres des minimalistes à l’époque. Pouvez-vous nous parler de ce dialogue très précoce entre peinture et sculpture, plan et volume dans son œuvre ?
Tony Bechara — Chaque tableau de Carmen Herrera est une sculpture en devenir. J'ai discuté de cela avec elle à plusieurs reprises. Elle avait, rappelons-nous, une formation d'architecte. Et quand vous avez les plans d'un architecte, vous avez la maison, le bâtiment qui attend de voir le jour. Ses toiles étaient manifestement destinées à être construites à une plus grande échelle et elle précisait d’ailleurs sur ses dessins les dimensions, les matériaux… Dans toutes ses peintures, si vous regardez attentivement, on peut se projeter dans une troisième dimension imaginaire.
C’est ce qui a donné naissance à ses Estructuras [structures], qui prennent la forme d’œuvres murales tridimensionnelles ou de sculptures placées directement au sol, dont la structure compositionnelle découle de ses recherches picturales. Comment expliquez-vous que nombre de ses Estructuras n'aient été réalisées que bien plus tard ?
Tony Bechara — C'est une raison simple. Carmen n'avait tout simplement pas les moyens de réaliser les sculptures qu'elle dessinait et imaginait. Elle les aurait voulues en métal, grandes, précises et bien exécutées. Or, elle n'avait ni les moyens financiers pour le faire, ni les compétences techniques nécessaires. C’est pourquoi nombre de ses Estructuras sont restées à l’état de croquis jusqu’au milieu des années 2000.
Chaque tableau de Carmen Herrera est une sculpture en devenir. Elle avait une formation d'architecte.
Ses recherches portant sur la matérialisation la peinture et de l'« objet-tableau » ont été initiées lors son séjour en France, de 1948 à 1953, au cours duquel elle découvre l’abstraction. Pouvez-vous nous parler de cette période ?
Tony Bechara — Les gens ont souvent tendance à oublier que ce n’était pas la première fois qu’elle venait à Paris. Elle y était déjà allée en 1929-1931 quand elle était adolescente, pour étudier dans une école privée, la Marymount International School, à Neuilly-sur-Seine. Mais il est clair qu’après la Seconde Guerre mondiale, la capitale française devint un pôle d'attraction, notamment pour les Américains qui y ont afflué grâce au G.I. Bill. C'était aussi un rassemblement d'abstractionnistes de toute l'Europe, d'Asie… et ces artistes abstraits étaient très importants pour Carmen.
Elle avait de nombreux amis français : le couple d'artistes Marie Raymond et Fred Klein (les parents d'Yves Klein) vivait à proximité et d’après ce que Carmen me racontait, ils étaient assez proches. Elle était également liée au groupe des Réalités Nouvelles et y a rencontré Auguste Herbin à plusieurs reprises. Je sais que parmi son cercle d'amis, il y avait aussi des Américains. Elle fréquentait notamment Bernard Frechtman, un traducteur américain qui l’a présentée à Jean Genet, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir… Elle était aussi en contact avec plusieurs artistes cubains, comme Wifredo Lam, qui était un ami très proche, et avec la scène artistique latino-américaine. Elle me racontait par exemple avoir pris plusieurs fois des cafés avec l'artiste vénézuélien Soto.
À Paris, elle fréquentait donc des artistes abstraits à tendance géométrique ? Connaissait-elle l’œuvre des pionniers de l’art constructif ?
Tony Bechara — Oui, bien sûr, elle connaissait l’œuvre des Russes, les suprématistes, De Stijl, Theo van Doesburg, Piet Mondrian, Josef Albers. De plus, elle connaissait toutes les personnes qui faisaient partie du salon des Réalités Nouvelles. Son implication dans cette association a été déterminante. Elle admirait beaucoup son président, Frédo Sidès, qui a eu une grande influence sur elle. C'est Sidès qui lui a dit un jour, alors qu’elle lui montrait une de ses toiles : « Madame, you have many paintings in this painting » : vous avez beaucoup de peintures dans ce tableau. Ce compliment, dont elle ne comprit le double sens que plus tard, l’aurait ensuite amenée à simplifier sa peinture, un processus qu'elle a appelé « distillation » et qui est vraiment devenu un précepte pour le reste de sa vie.
Elle ne voulait pas quitter Paris, mais elle n’a pas eu le choix pour des raisons financières. En retournant à New York, elle s'est heurtée à un mur. Certaines des personnes qu'elle avait connues avant la guerre étaient devenues célèbres, comme Barnett Newman et Mark Rothko, et son travail à elle n'était pris au sérieux par personne.
Comment s'est passé son retour à New York après ces cinq ans passés à Paris ?
Tony Bechara — Ce fut un grand choc. Elle ne voulait pas quitter Paris, mais elle n’a pas eu le choix pour des raisons financières. En retournant à New York, elle s'est heurtée à un mur. Certaines des personnes qu'elle avait connues avant la guerre étaient devenues célèbres, comme Barnett Newman et Mark Rothko, et son travail à elle n'était pris au sérieux par personne. Les portes sont restées fermées et elle a été très déçue. Paris fut pour elle, comme pour la plupart des artistes du 20e siècle, un aimant et un rêve. Elle aimait beaucoup la littérature et la culture françaises et me disait qu'elle était chanceuse d’avoir pu vivre à Paris. Mais, pour être sincère, à la fin de sa vie, alors qu'elle avait plus de cent ans et qu’elle était désormais célèbre, elle était attristée de ne pas être plus présente en France. Même si l'un des derniers plaisirs qu'elle a eu dans sa vie fût lorsque je lui ai annoncé, quelques semaines avant sa disparition, que le gouvernement français l'avait nommée au grade de chevalier des Arts et des Lettres. Elle n'en revenait pas, elle était si heureuse ! Personnellement, je pense qu'elle a passé un temps mémorable à Paris et qu'elle a indubitablement contribué à l'histoire de l'abstraction française. ◼
Le groupe mission recherche des Amis du Centre Pompidou
Créé en 2019 en étroite collaboration avec la Bibliothèque Kandinsky, le groupe mission recherche des Amis du Centre Pompidou vise à participer à l’enrichissement des collections nationales au travers de la recherche et de la diffusion des savoirs. Chaque année, jusqu’à trois bourses de recherche sont financées, permettant à de jeunes chercheurs d’accomplir, sous la direction d’un conservateur ou d'une conservatrice du Centre Pompidou, une mission de recherche via l’étude de terrain, l’étude d’archives, la réalisation d’entretiens ou de traductions inédites.
* Le projet de Roxane Ilias mené sous la responsabilité scientifique de Christine Macel, a donné lieu à l’article, « Carmen Herrera et l’École de Paris. Sur les traces historiques de ses premières abstractions géométriques (1948-1953) », paru dans Les Cahiers du Musée national d’art moderne en 2024.
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Carmen Herrera, Estructura Amarilla (1966 / 2016)
Acrylique et aluminium, 69.9 × 124.5 × 12.7 cm
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