La typo Futura, à l’assaut du monde
Le monde de l’art ne s’intéresse guère aux polices de caractères. Elles font seulement partie du décor et n’ont pas grande importance, sauf, peut-être, dans le domaine du graphisme. Mais avec la Futura de Paul Renner, c’est une autre histoire, une véritable histoire même, celle de « la police de caractères d’aujourd’hui et de demain », comme le vantait un prospectus au début de 1928. Sa structure géométrique, son trait fin et sa clarté dans l’organisation du sens font de la Futura le synonyme sans égal de la rationalité vue comme l’objectif de la typographie moderne. Et, en effet, depuis plus d’un siècle, elle a connu toutes sortes d’utilisations, dont bon nombre sont associées au progrès technique et social. Les protestations de la gauche contre le régime hitlérien ? L’artiste dadaïste John Heartfield choisit la Futura pour les légendes de ses photomontages. L’apparition du poste de télévision à l’occasion des Jeux Olympiques de Berlin ? La brochure officielle de 1936 est imprimée en quatre langues et en Futura. Des panneaux indicateurs destinés aux territoires occupés par l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale ? En 1940, la formation officielle nazie en typographie recommande, entre autres fontes, la Futura. Quelle fonte adopte la Nasa pour la plaque que laisseront sur la Lune les astronautes en juillet 1969, afin de commémorer le premier alunissage de l’être humain ? Oui, vous avez deviné.
Quelle fonte adopte la Nasa pour la plaque que laisseront sur la Lune les astronautes en juillet 1969, afin de commémorer le premier alunissage de l’être humain ? Oui, vous avez deviné
Les exemples semblent innombrables, à tel point que Paul Renner, grand créateur de fontes dans l’entre-deux-guerres, dut être le premier étonné par le succès de son invention. À sa création en 1927, il déclarait que la Futura était en phase avec l’esprit du temps. « Exacte, précise, impersonnelle », une police lisible, née de la linotype, plutôt qu’un caractère d’imprimerie rappelant l’écriture manuscrite, écrit-il dans Die Form, revue du Deutscher Werkbund [Union de l’œuvre allemande]. Si l’idée de construire des caractères à partir de figures géométriques simples fait aussi partie des recherches d’autres institutions, comme le Bauhaus, la Futura de Renner est adoptée par l’avant-garde mondiale comme la fonte de référence des caractères sans empattements. La fonderie typographique Bauer, l’une des plus importantes au monde, qui participe alors au projet de développement urbain du Nouveau Francfort, contribue au rayonnement de la Futura en la commercialisant.
En 1929, deux prospectus au format in-quarto, insérés dans la revue professionnelle bilingue Gebrauchsgraphik [Art publicitaire international], touchent tous ceux qui comptent dans le domaine de l’imprimerie en faisant précisément passer ce message. Dans le premier, l’exemple du photomontage permet de désigner cette fonte comme le pendant idéal du graphisme contemporain. Elle fait ainsi écho à l’évolution emblématique d’une époque qui voit de plus en plus de photographes et d’agences iconographiques inonder d’images les rédactions des journaux. Le second prospectus fait de la police de caractères « l’âme de toute annonce publicitaire » et rend hommage à « la pureté du trait simple » de la Futura. Le texte affirme, de manière révélatrice et, bien sûr, entièrement en minuscules (ce que prônent les enseignants du Bauhaus, notamment), que « le typographe dispose à présent d’une fonte qui est l’égale des plus belles œuvres d’art de notre temps ». Rétrospectivement, l’assurance avec laquelle la fonderie Bauer affirmait la renommée et la qualité esthétique de la Futura, un jugement normalement réservé aux seules œuvres d’art, semble déconcertante.
Grâce en partie aux nombreux émigrés, la Futura s’impose dans le graphisme américain, autour de Paul Rand. Le célèbre magazine Vanity Fair contribue également à sa diffusion aux États-Unis.
On ne saurait surestimer l’importance de la création de Renner dans la perception de la Nouvelle Objectivité. Mais surtout, ce « phénomène culturel » qu’est la Futura, selon des observateurs ultérieurs, ne s’est pas limité à l’Allemagne, son pays d’origine. Au début des années 1930, les mouvements d’avant-garde s’approprient allègrement la fonte pour leurs revues, comme en Tchécoslovaquie (Telehor, par exemple), en Espagne (A. C.) et en Italie (Casabella). C’est aussi le cas en France (Arts et métiers graphiques), où la police de caractères est toutefois commercialisée par Deberny et Peignot sous l’appellation Europe, afin d’éviter toute hostilité anti-allemande. En outre, grâce en partie aux nombreux émigrés, la Futura s’impose dans le graphisme américain, autour de Paul Rand. Le célèbre magazine Vanity Fair contribue également à sa diffusion aux États-Unis. Par la suite, la fonte entre en concurrence avec l’Helvetica, inspirée de l’Akzidenz-Grotesk créée par la fonderie typographique Berthold, mais c’est la Futura qui est préférée par le « style suisse » au milieu du 20e siècle. On peut donc affirmer, sans risquer de se tromper, que ce qu’on appelle aujourd’hui, du moins dans les pays occidentaux, la « socialisation visuelle » doit beaucoup à l’omniprésence dans l’espace public des caractères simples mais élégants créés par Paul Renner. ◼
Related articles
In the calendar
Heinrich Jost, « Für Fotomontage Futura » [Pour le photomontage : Futura] dans la revue Gebrauchsgraphik, mars 1929 (détail)
© Archiv der Massenpresse P. Rössler
Texte extrait du catalogue de l'exposition, traduit de l’anglais par Jean-François Cornu.