La chambre d'enfant, un terrain de jeu moderne
Pour étudier l’apparition de la chambre d’enfant en tant que sujet d’architecture dans le cadre de l’habitat moderne, il nous faut avant tout prendre la mesure de l’évolution progressive du statut de l’enfant dans la société durant les 19e et 20e siècles. Pionnier d’un changement de paradigme dans la reconnaissance de l’enfant comme un être à part entière, Jean-Jacques Rousseau publie en 1782, Émile ou De l’éducation. Pour la première fois, il est question d’une approche nouvelle dans la formation de l’homme. Cette pensée progressiste de l’éducation s’applique à toutes les phases de l’évolution de l’homme, depuis le nourrisson jusqu’à l’âge adulte. Le système éducatif de Jean-Jacques Rousseau prône un apprentissage par l’expérience, le travail manuel, l’exercice physique, dans le respect du rythme de l’enfant, de sa personnalité et de ses envies. Le 19e siècle voit s’installer durablement l’idée que l’enfance doit être considérée comme une phase de vie indépendante et déterminante pour la vie d’adulte. L’enfant occupe alors une place inédite dans la structure familiale et dans l’espace social, et on assiste à l’émergence, au niveau international, de théories nouvelles sur l’éducation.
Influencé par les idées humanistes de Rousseau et celles du penseur et éducateur suisse Johann Heinrich Pestalozzi (1746-1827), le pédagogue allemand Friedrich Fröbel (1782-1852) propose un changement de paradigme dans l’importance de l’éveil et des fonctions cognitives de l’enfant par le jeu, pour sa construction d’« homme moderne ». Il crée, entre autres, une série de matériel ludique incluant des blocs de construction géométriques et des modèles d’activités conçus pour enseigner aux enfants les formes et leurs relations avec la nature. D’autres grandes figures de la pédagogie d’avant-garde, telles que John Dewey (1859-1952) aux États-Unis, Ovide Decroly (1871-1932) en Belgique, Célestin Freinet (1896-1966) en France ou Maria Montessori (1870-1952) en Italie, développent également des approches éducatives novatrices basées sur la participation active de l’enfant dans sa propre formation. Pour mettre en application ces méthodes, ils imaginent des lieux d’apprentissage en phase avec leurs idées. Parmi les préceptes qui favorisent le développement de l’individualité de l’enfant, Montessori insiste sur l’importance de lui offrir un cadre de vie à son échelle, qu’il s’agisse de l’école ou de la maison. Ainsi, le matériel didactique, mais aussi les meubles et l’architecture devaient être conçus dans cette optique.
Pour équiper ses premières Maisons des enfants (Casa dei Bambini), Maria Montessori engage, avant la Première Guerre mondiale, une collaboration unique avec la firme de l’entrepreneur Paul Johannes Müller, grand réformateur des équipements scolaires en Allemagne à cette époque.
Pour équiper ses premières Maisons des enfants (Casa dei Bambini), Maria Montessori engage, avant la Première Guerre mondiale, une collaboration unique avec la firme de l’entrepreneur Paul Johannes Müller, grand réformateur des équipements scolaires en Allemagne à cette époque. Afin de promouvoir ces productions, une salle de classe équipée selon les idées montessoriennes sera présentée à l’exposition du Deutscher Werkbund de Cologne en 1914, qui réunit les architectes de renom de la modernité, tels que Walter Gropius, Bruno Taut ou Henry van de Velde. Ce terrain fertile de réformes éducatives qui réconcilient le savoir avec le faire, la culture avec l’utilité ou l’humanisme avec la technique s’incarne dans la création de l’école du Bauhaus, fondée par Walter Gropius à Weimar en 1919, qui réunit l’École des arts décoratifs et l’Académie des beaux-arts en un seul établissement.
Dans cette volonté de réforme profonde de l’éducation artistique, teintée d’utopie sociale, les conceptions pédagogiques alternatives croisent les mouvements artistiques d’avant-garde (néoplasticisme, constructivisme, suprématisme, etc.) et les savoir-faire artisanaux, avec comme objectif d’imaginer et de concevoir le cadre de la vie moderne. Afin de rendre tangibles la pédagogie de l’école et la qualité de ses productions, Gropius organise en 1923 à Weimar une grande exposition où il présente la maison modèle Haus am Horn, réalisée selon les plans de Georg Muche. Première construction entièrement conçue et réalisée par les ateliers de l’école, cette maison cubique en béton propose des aménagements intérieurs rationnels et fonctionnels qui répondent à une unité entre la forme, les techniques et l’économie. Tout autour de la salle de séjour, disposée de manière centrale, se répartissent la cuisine, la salle à manger et les chambres. C’est Alma Siedhoff-Buscher, étudiante à l’école, qui est chargée de meubler et de décorer la chambre d’enfant. Inspirée par les théories pédagogiques de Fröbel sur l’éveil de l’enfant par le jeu, distillées dans les programmes du Bauhaus, elle propose un environnement constitué de mobilier léger en forme de blocs cubiques aux couleurs primaires. Totalement révolutionnaires, ces éléments sont pensés comme des objets mobiles et évolutifs, transformables et manipulables par les enfants eux-mêmes. Selon l’imagination et les besoins de l’enfant, chaque bloc peut tour à tour incarner un cube de rangement, une assise ou un camion. Cette réalisation est rapidement considérée comme un manifeste des principes modernistes développés par le Bauhaus.
En Europe, l’apparition des éléments de mobilier destinés aux enfants et celle d’un espace qui leur est dédié convergent avec les bouleversements engendrés dans l’habitat par la révolution industrielle. Le phénomène concerne en premier lieu l’habitat urbain et les classes aisées.
En Europe, l’apparition des éléments de mobilier destinés aux enfants et celle d’un espace qui leur est dédié convergent avec les bouleversements engendrés dans l’habitat par la révolution industrielle. Le phénomène concerne en premier lieu l’habitat urbain et les classes aisées. Si de grandes firmes telles que Thonet à Vienne ou Baumann en France, toutes deux à l’origine d’une démocratisation du meuble en série au début du 20e siècle, s’emparent de la production mobilière dédiée aux enfants, ces objets n’étaient la plupart du temps que des réductions de modèles pour adultes. Peu à peu, les théories sur l’éducation nouvelle et la prise en compte de la psychologie de l’enfant modifient sa place au sein de la cellule familiale et de l’espace social. Annoncé par Ellen Key, philosophe et pédagogue suédoise en 1900, le 20e siècle sera bien celui de l’enfant.
Dès lors, la chambre d’enfant devient un sujet dont s’emparent les plus grands créateurs de la modernité. À Paris, plusieurs manifestations d’envergure — expositions et salons — contribuent à faire émerger ce nouveau sujet de l’espace consacré à l’enfant au sein de l’habitat. En 1913, le musée Galliera accueille une grande exposition d’arts décoratifs intitulée « De l’art pour l’enfance ». C’est tout l’univers de l’enfance qui s’y trouve convoqué. Dans le catalogue, on peut lire à ce propos « … les choses les plus délicates et les plus ingénieuses que les artistes d’aujourd’hui, fabricants de jouets, joailliers, peintres, sculpteurs, éditeurs, inventeurs de meubles et de jolis décors essayent de créer pour que l’enfance prenne en s’amusant le goût de la beauté, pour qu’elle ait de jolis objets au service de sa joie, pour que son cerveau s’accoutume à la logique des lignes et à l’harmonie des couleurs, pour que son corps se développe aisément en des meubles appropriés à ses besoins ». Parmi les créations mobilières, on peut citer celle du décorateur et illustrateur André Hellé (1871-1945), qui présenta la chambre d’enfant L’Arche de Noé, composée de meubles, d’étoffes, de frises murales et de jouets, déjà édités et diffusés par les grands magasins du Printemps. Par la richesse des couleurs et des motifs utilisés, cette chambre d’enfant est envisagée dans une dimension à la fois pédagogique et ludique, qui dépasse les fonctions d’usage.
Dans une autre écriture, Francis Jourdain présente pour la première fois au Salon d’automne de 1920 à Paris l’aménagement d’une nurserie dont l’ensemble mobilier incarne une organisation rationnelle et géométrique de l’espace qui produit une étonnante impression d’ordre. Les meubles s’intègrent aux surfaces murales, « désencombrent » l’espace et créent une unité décorative. La même année, il réalise, selon les mêmes préceptes, la nurserie pour l’appartement parisien de Mme de Rothschild. Autrement encore, Pierre Chareau présente, en 1923, au Salon des artistes décorateurs, « un coin des enfants » qu’il traite avec une grande liberté de création. Il combine de façon audacieuse les matières, les motifs et les éléments de mobilier. Il invente une typologie nouvelle de meuble qui hybride le traditionnel coffre à jouets et la table de jeux. Cette Table à jouets, au plateau circulaire, dispose de deux tiroirs à paniers en filets de part et d’autre. Une fois la séquence du jeu achevé, les enfants peuvent faire coulisser les tiroirs et remiser leurs jouets tout en les laissant visibles.
Si les revues et les ouvrages consacrés aux écritures modernes se font le relais des projets et des réalisations de l’époque, rares sont les représentations iconographiques et textuelles dédiées au sujet de l’enfance. Premier du genre, le volume III du Répertoire du goût moderne, publié en 1929, se consacre exclusivement à la chambre d’enfant. Il constitue pour les créateurs réunis — J. J. Adnet, Djo-Bourgeois, Ginsburger, Jourdain, Mallet-Stevens, Ruhlmann, Noémie Skolnik — un formidable terrain de jeu où s’exprime leur vision d’un espace réservé à l’enfant, au sein duquel les fonctions d’usage se mêlent à la dimension ludique et décorative. À l’instar de la chambre d’enfant du Bauhaus d’Alma Siedhoff-Buscher, les aménagements proposés par J. J. Adnet et Noémie Skolnik revendiquent une rhétorique ludique de l’éducation. Dans les propositions de Noémie Skolnik, le papier peint orné de planches florales de la Chambre de jeune fille initie à la botanique, tandis que celui de la Chambre pour un futur navigateur, couvert des noms de pays et d’océans, instruit à la géographie. Pour J. J. Adnet, il est question d’une exploration nouvelle des vertus pédagogiques de l’abécédaire, grand classique dans la reconnaissance des lettres pour l’apprentissage de la lecture. Cette chambre d’enfant est composée de mobilier-lettres – lit en L, fauteuil en H, chevet en F, porte-revues en Y, luminaire en X – qui ouvre à l’imaginaire.
Toutes ces mises en scène inédites s’adressent tout à la fois à l’enfant et aux parents. L’homme moderne se doit d’adopter pour sa progéniture un cadre à son image. En introduisant les écritures modernistes au sein des propositions et réalisations de chambres d’enfants, s’affirme la volonté de le former au goût de l’époque. « En donnant aux enfants un cadre de bon goût on peut espérer qu’ils se plairont moins dans la laideur, une fois devenus des hommes. » ◼
Texte tiré du catalogue de l'exposition Intérieurs modernes, éditions du Centre Pompidou (2022)
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