Gérard Garouste, les années Palace
« J’
ai une mémoire épouvantable ! » plaisante Gérard Garouste, joint par téléphone alors qu’il apporte avec ses assistants les dernières touches aux décors de son exposition-atelier La Source. Pourtant, à la simple évocation du Palace, cette boîte de nuit où le tout-Paris se pressait dans les années 1980, l’artiste s’enthousiasme : « je sortais beaucoup à cette époque, et c’était le seul endroit qui m’amusait. Tout le monde se croisait au Palace ! ». La bande de Garouste, c’était le journaliste François Baudot, un tout jeune Philippe Starck ou l’égérie queer Maud Molyneux : « La journée, je dormais chez moi à Bourg-la-Reine, puis vers 1 heure du matin, j’arrivais au Palace… Il y avait tous les drogués de la Terre ! J’allais très mal à cette époque, ça aurait pu me bouffer, cette belle aventure du Palace, mais j’étais très prudent… Je ne dansais pas beaucoup, mais j’étais fasciné par les mecs qui dansaient incroyablement bien. C’était la vague disco, Donna Summer, c’était formidable ! ». Et c’est là, dans cet ancien théâtre de music-hall du début du 20e, que Garouste, alors inconnu, réalise l’un de ses premiers décors. Un ensemble baroque, aujourd’hui disparu.
Flashback : dès son ouverture, en mars 1978 au 8, rue du Faubourg-Montmartre, dans le populaire neuvième arrondissement, le Palace aimante le tout-Paris. New York a le Studio 54, Paris aura le Palace. Pour l’inauguration, c’est la star Grace Jones qui enflamme la piste. Avec son grand balcon, qui devient sa signature, le lieu est unique, décadent et merveilleux. Sur le dancefloor, beautiful people et flamboyants anonymes communient. Aux platines, le fameux DJ Guy Cuevas chauffe la salle avec des tubes disco et new wave. On aperçoit Karl Lagerfeld, Yves Saint Laurent, Christian Louboutin, Vincent Darré, Andy Warhol, Mick Jagger, Yves Mourousi, mais aussi Raymond Aron ou Roland Barthes, un habitué des lieux. À l’entrée, les impitoyables « physios » Edwige, Paquita Paquin et Jenny Bel’Air laissent entrer les plus « lookés ». Dans Incidents (1987, Seuil), Barthes écrit ainsi : « Le Palace n’est pas une simple entreprise, mais une œuvre : ceux qui l’ont conçu peuvent se sentir, à bon droit, des artistes ».
La journée, je dormais chez moi à Bourg-la-Reine, puis vers 1 heure du matin, j’arrivais au Palace… […] Je ne dansais pas beaucoup, mais j’étais fasciné par les mecs qui dansaient incroyablement bien. C’était la vague disco, Donna Summer, c’était formidable !
Gérard Garouste
Aux manettes de ce succès fulgurant, dont l’influence socio-culturelle se fera sentir pendant des années, Fabrice Emaer. Gérard Garouste : « Fabrice avait instauré une sélection sévère à l’entrée, il ne voulait surtout pas des mondains du 16e, il voulait des branchés ». Déjà propriétaire du Sept, boîte de nuit gay à succès, Emaer est un personnage étonnant. « C’était un prince de la nuit », se souvient Garouste. Entre le jeune homme qui rêve de vivre de sa peinture et le patron du temple des nuits parisiennes naît une amitié singulière : « nous ne dormions pas aux mêmes heures, mais nous avions en commun de nous être échappés, de vouloir naître une seconde fois », raconte l’artiste dans son autobiographie L’intranquille (avec Judith Perrignon, 2009). Et c’est Emaer qui invite Garouste à peindre les murs de son club. Alors décorateur de théâtre pour des amis de jeunesse, comme le metteur en scène Jean-Michel Ribes, Garouste accepte : « au début de ma carrière, je ne gagnais pas un centime, j’acceptais n’importe quel boulot, livreur, vendeur dans des foires ou pour des antiquaires. Fabrice a été la première personne à avoir confiance en moi. C’est Andrée Putman, qui connaissait tout le monde, qui me l’a présenté. Je n’avais pas de galerie, et Andrée est l’une des premières à avoir acheté mes tableaux ». Le travail au Palace est donc tout ce qu’il y a de plus « alimentaire », comme le souligne Sophie Duplaix, commissaire de l’exposition au Centre Pompidou.
Au début de ma carrière, je ne gagnais pas un centime, j’acceptais n’importe quel boulot, livreur, vendeur dans des foires ou pour des antiquaires. Fabrice Emaer a été la première personne à avoir confiance en moi.
Gérard Garouste
Mais pour Garouste, c’est l’occasion de se faire la main, et Emaer lui donne carte blanche : « Les fauteuils allaient disparaître, le public n’allait plus pouvoir accéder à la cage de scène. Je piquais des cartons de décor de différentes époques, surtout dans le style 18e siècle. Je voulais un décor à l’italienne, et voir comment on pouvait le casser par les éclairages… ». À l’époque en effet, le Palace est l’un des premiers lieux à utiliser la récente technologie des lasers pour illuminer la piste.
Si au départ le Palace ne devait accueillir les fêtards que trois fois par semaine, la direction décide d’ouvrir carrément tous les soirs. Car le club ne désemplit pas. Près de trois mille personnes s’y bousculent chaque nuit. Prince y donne un concert, les Clash y montrent le bout de leurs bottes. Sylvie Grumbach, l’une des fondatrices et l’attachée de presse historique du lieu se souvient : « le Palace a marché tout seul, mais il était un peu victime de son succès… Au bout de deux ou trois ans d’existence, Fabrice a décidé de créer un endroit plus select pour dîner. Il avait l’expérience du Sept, qui était un restaurant en vue ».
Le Privilège ouvre donc le 20 octobre 1980. Situé en sous-sol du Palace, en lieu et place d’une ancienne piste de roller skate, c’est le nouveau restaurant m’as-tu-vu de Paris. C’est là que Garouste va réaliser une grande fresque, entre Cocteau, mythologie grecque et commedia dell'arte. Élisabeth, sa femme et complice conçoit elle le mobilier du club, avec Mattia Bonnetti, « dans un esprit onirique et baroque italien », selon le peintre. Interviewé dans le magazine du Palace (lancé par le futur éditeur Prosper Assouline), Garouste décrit ainsi son projet : « Je ne voulais ni béton nu, ni “high tech“, encore moins de néon, je voulais un endroit fait spécialement pour recevoir, avec son style propre, mais un endroit dont on pourrait dire plus tard qu’il serait un classique. […] Le plus grand luxe vient des matériaux les plus simples : le fer, la peinture, le plâtre. Je voulais faire quelque chose de tout à fait neuf avec quelque chose de très ancien ».
Le Privilège est un succès fulgurant. Soirées privées et défilés s’y succèdent. Il n’est pas rare d’y apercevoir Isabelle Adjani ou la jeune Béatrice Dalle dîner avec sa bande.
Le Privilège est un succès fulgurant. Soirées privées et défilés s’y succèdent. Il n’est pas rare d’y apercevoir Isabelle Adjani ou la jeune Béatrice Dalle dîner avec sa bande. Dans le magazine du Palace, le journaliste noctambule Alain Pacadis écrit : « En 1789, la Révolution française avait aboli les privilèges, il a fallu attendre 1980 pour que Fabrice Emaer les restaure en ouvrant dans les sous-sols du Palace un nouveau lieu élégant et sophistiqué ». Car pour entrer au Privilège, la carte de membre est obligatoire. Numérotée et nominative, on y retrouve justement, sur le recto, l’illustration de Gérard Garouste. « Le décor était aussi sur les menus », précise Sylvie Grumbach. Le peintre et son épouse deviennent de discrètes figures de la nuit parisienne.
À l’orée de ces années 1980, Garouste travaille d’arrache-pied : « J’ai fait des décors pour de nombreuses fêtes, celles de Fabrice, mais aussi pour Lagerfeld ou Paloma Picasso. Et pour le concert de Gainsbourg au Palace (en décembre 1979, ndlr), j’ai réalisé un grand décor ambiance Paul et Virginie. Il a beaucoup aimé, sans savoir que c’était de moi… Je ne voulais surtout pas d’article dans la presse ». Mais celui qui veut absolument faire carrière comme peintre craint de se voir étiqueté « décorateur du Palace ». Son ami Fabrice Emaer lui est alors d’un conseil précieux. L’artiste se souvient : « Quand je restais jusqu’à sept heures du matin, j’avais droit, comme quelques intimes, à un petit déjeuner somptueux sur des tables montées sur tréteaux… Puis je raccompagnais Fabrice à pied chez lui, rue de Rivoli. On reprenait un petit café, et il devenait sérieux. Je n’avais pas encore exposé à New York, et lui connaissait tout. ». Car Emaer tutoie surtout un certain… Andy Warhol. À l’époque, le style figuratif cher à Garouste n’est pas du tout dans l’air du temps : « Il y avait Buren, Yves Klein… mes premières expos n’ont eu aucun succès. Puis sont arrivés Schnabel et Baselitz, alors on a un peu plus regardé ma peinture », se remémore l’artiste, qui n’hésite pas à taxer l’avant-garde de l’époque de « dogmatique » : « On avait plus l’impression de travailler aux PTT », ajoute-t-il, caustique.
Quand je restais jusqu’à sept heures du matin, j’avais droit, comme quelques intimes, à un petit déjeuner somptueux sur des tables montées sur tréteaux… Puis je raccompagnais Fabrice à pied chez lui, rue de Rivoli. On reprenait un petit café, et il devenait sérieux. Je n’avais pas encore exposé à New York, et lui connaissait tout.
Gérard Garouste
En 1982 pourtant, il est invité pour une exposition collective à New York : « C’était à la galerie Holly Solomon. Leo Castelli a commencé à s’intéresser à moi. Alors, j’ai fini par abandonner les décors de théâtre… ». Avec le succès que l’on sait. Le Palace quant à lui survit à la disparition de Fabrice Emaer, en 1983. Mais dans les années 1990, le club est rénové par les nouveaux managers, David et Cathy Guetta. Les décors de Garouste s’évanouissent alors. Un peu comme les noctambules de la rue du Faubourg-Montmartre, dans les lueurs blêmes du petit matin. ◼