Françoise Gilot, une femme puissante face à Picasso
Je fais défiler, sur l’écran, des photos d’elle, je regarde les images où j’essaye de saisir son regard. Sur les photographies de « l’époque Picasso », elle n’apparait qu’en noir et blanc. Sur celles d’après, tout à coup, elle explose dans différentes couleurs. On la voit devant une toile plus grande qu’elle dans une combinaison turquoise et moirée. Elle porte une veste bleu Klein, un pull rouge vif. Des boucles d’oreille dorées. Du rouge à lèvres. Elle a cinquante, soixante, soixante-dix ans. Elle a cent ans. Elle est lumineuse et vive. Elle a vécu plus d’un siècle. J’entends ma fille de douze ans me dire, en regardant à mes côtés un documentaire sur elle, dans lequel elle apparait, pimpante, à un vernissage de ses œuvres à New York « comme j’aimerais lui ressembler quand j’aurai son âge, belle et courageuse ».
Courageuse, oui, elle l’était, Françoise Gilot. Née à Neuilly-sur-Seine en 1921 dans une famille bourgeoise, elle n’a que sept ans lorsque sa mère, peintre, l’initie à l’aquarelle. La jeune fille poursuit son apprentissage auprès d’Endre Rozsda, un peintre juif franco-hongrois qui cesse de lui donner des cours en février 1943 lorsqu’il fuit la guerre. Son père voit d’un mauvais œil qu’elle veuille devenir artiste, il l’oriente vers le droit. Mais lorsque Françoise a une idée en tête, alors rien ne lui résiste. Elle veut peindre. Dans Paris occupé, elle renonce vite aux études de droit. Son père entre dans une colère terrible. Elle met quelques habits dans une valise et s’enfuit chez sa grand-mère adorée. Il décide de lui couper les vivres ? Qu’à cela ne tienne, elle donne des cours d’équitation au bois de Boulogne pour gagner sa vie tout en continuant à étudier la peinture, à l’Académie Julian. Elle rompt alors tout lien avec son père, sachant très bien qu’elle ne le reverra pas. De la volonté, du cran, de l’audace, voilà Françoise Gilot, avant même de rencontrer celui qui allait changer sa vie.
Françoise Gilot a vingt-et-un ans lorsque son destin croise celui de Pablo Picasso. C’est le joli mois de mai, année 1943. Ce soir-là, elle entre avec une amie dans un restaurant où il se trouve aussi, en compagnie de Dora Maar, sa compagne du moment.
Belle, oui, elle l’était aussi. Un visage aux traits doux, des yeux qui semblent pétiller en permanence, une profondeur dans le regard, d’épais cheveux qu’elle laisse libres ou qu’elle noue savamment dans des coiffures à la mode. Françoise Gilot a vingt-et-un ans lorsque son destin croise celui de Pablo Picasso. C’est le joli mois de mai, année 1943. Ce soir-là, elle entre avec une amie dans un restaurant où il se trouve aussi, en compagnie de Dora Maar, sa compagne du moment. Il l’invite à venir le voir, lui et son travail. Elle se rend à son atelier rue des Grands-Augustins, une fois, deux fois, plusieurs fois. Picasso lui fait l’honneur d’aller voir sa toute première exposition. Naît entre eux une formidable et réjouissante complicité intellectuelle. Il a pile quarante ans de plus qu’elle.
Qu’à cela ne tienne : il lui plaît. La jeune femme lui plaît aussi, il désire la conquérir. Mais on ne conquiert pas comme ça Françoise Gilot. Elle est ferme, elle est solide. Quand elle prend une décision, c’est après avoir mûrement réfléchi. Elle préfère s’éloigner de Pablo Picasso pour mettre ses idées au clair. Il insiste pour la revoir. Elle ne cède pas. Elle prend son temps, elle pèse le pour et le contre. C’est l’hiver quand, finalement, elle le retrouve chez son imprimeur. Il lui montre ses dernières lithographies : ce ne sont que des portraits d’elle. Françoise, d’un coup, devient muse, égérie, inspiration. Le désire-t-elle ? Ce qu’elle désire, elle, c’est peindre.
Leurs vies, dès lors, se lient. Picasso est attiré par le Sud, alors ils n’ont de cesse de faire des allers-retours entre Paris et les Alpes-Maritimes où ils vivent dans plusieurs villages. Picasso présente Françoise à Henri Matisse, avec lequel elle entretiendra une correspondance et qui influencera sa peinture. Car ce qu’elle aime, toujours et pour toujours, c’est peindre. Elle continue à peindre, d’ailleurs, dès qu’elle le peut. Ce n’est pas chose aisée, car vivre avec Picasso signifie accepter toutes sortes de contraintes. Pour commencer, chaque matin, parvenir à le sortir du lit. Elle raconte qu’il était d’humeur très sombre quand il se réveillait, qu’il disait à qui voulait l’entendre qu’il ne voyait pas très bien pourquoi il fallait vivre cette journée supplémentaire. Alors Françoise lui parlait pendant des heures, l’entourait, le cajolait, jusqu’à ce qu’il accepte de se lever. Il fallait ensuite faire des mondanités avec les curieux qui se présentaient aux portes de l’atelier, avec les marchands d’art qui venaient voir les nouvelles toiles, les collectionneurs à l’affut, il fallait faire des copies de ses toiles, elle qui était douée, répondre aux journalistes et l’épauler pour la comptabilité. Quand elle le rencontre, Picasso est au sommet de sa gloire et de sa célébrité. Devenir sa compagne, c’est surtout devenir la femme d’à côté. Il lui demande de s’occuper du quotidien, il lui demande de l’aide, du soutien. C’est un Dieu vivant, un monstre sacré. On ne peut rien lui refuser.
Il veut qu’elle devienne mère, il dit que c’est important. Alors de leur union naît Claude, en 1947 puis Paloma, en 1949. Il espère un troisième enfant, elle réplique que ça suffit comme ça. Le quotidien est difficile. Le matin, elle essaye de peindre dans la maison encore endormie, ou avec les bébés à ses pieds, dans l’atelier. Vient ensuite le terrible rituel du lever de Picasso, de plus en plus sombre au réveil avec les années qui passent. Mais Françoise s’acharne. Malgré les contraintes de sa nouvelle vie de mère, malgré les contraintes des sautes d’humeur de son compagnon, malgré les contraintes de la vie matérielle, elle peint sans relâche. Le marchand attitré de Picasso, Daniel-Henry Kahnweiler, se propose de l’exposer à Paris. Elle signe des contrats avec des galeries à Londres, à New York. Elle respire à nouveau.
Picasso, souvent, lui disait : « on ne quitte pas un homme comme moi ». Qu’à cela ne tienne, elle prend ses deux enfants sous le bras, elle quitte la tiédeur du Sud et rentre à Paris.
Et pourtant, un jour, ç’en est trop. Elle s’en va. Elle s’échappe et se libère. Picasso, souvent, lui disait : « on ne quitte pas un homme comme moi ». Qu’à cela ne tienne, elle prend ses deux enfants sous le bras, elle quitte la tiédeur du Sud et rentre à Paris. Elle apprend que, de rage, il a tout jeté, en déménageant la maison qu’ils habitaient à Vallauris, absolument tout ce qui lui appartenait. Les affaires qu’elle avait laissées, ses livres, des toiles, et même les lettres de son cher Henri Matisse. Ce n’est pas grave, elle continue d’avancer. Avec cette énigme insoluble fichée dans le cœur. C’est la même main que celle qui dessine, la main qui détruit. C’est la même main adulée par tous, célébrée aux quatre coins du monde, celle qui fait disparaître les traces de son existence. Comment penser ça ? Comment accepter ça ?
Alors Françoise Gilot décide de raconter, de tout raconter : sa rencontre avec Pablo Picasso, la vie aux côtés de l’artiste mais aussi de l’homme. Elle prend la parole. Elle ose. Audacieuse. Frondeuse. Avant-gardiste. Elle va jusqu’au bout. En 1964, elle écrit un livre avec le critique américain Carlton Lake. Il s’intitule Vivre avec Picasso. À l’intérieur, elle peut dire. Elle peut dire les longs débats sur l’art, des discussions passionnantes qui les tenaient éveillés toute la nuit. Elle peut dire la conversation picturale entre eux, les jeux de questions réponses entre leurs toiles. Elle peut dire la joie de vivre. Les raisons pour lesquelles elle est restée dix ans après de lui : par admiration, par amour, par bravade. Elle peut aussi dire l’emprise, les revirements de l’âme torturée de son ex-compagnon, son comportement possessif, autoritaire, lui qui ne supportait pas la liberté qu’elle chérit comme un trésor. Ce livre, c’est son espace.
En 1964, elle écrit un livre avec le critique américain Carlton Lake. Il s’intitule Vivre avec Picasso. À l’intérieur, elle peut dire.
Elle qui a tant et tant été peinte par lui, elle s’attaque à son tour à cette question : comment faire le portrait de quelqu’un, comment transcrire sa présence ? Dans le même temps, elle montre qu’elle n’a pas seulement accompagné le destin du peintre, elle trace les lignes de son existence de femme artiste au cours du vingtième siècle, d’une femme éprise de son indépendance farouche. Mais, une fois de plus, Picasso n’accepte pas qu’elle ait ainsi son lieu à elle. Il cherche trois fois à faire interdire le livre. Il n’y parviendra pas. Il fera alors paraître, dans Les Lettres françaises, une pétition signée par de nombreuses personnalités, dont beaucoup de leurs amis communs, comme Jacques Prévert, Louis Aragon, Joan Miró, René Char… Pour avoir parlé, pour avoir raconté, elle subit les foudres de ses contemporains, elle est désavouée par les gens qu’elle aimait. Qu’à cela ne tienne : elle part vivre et faire carrière aux États-Unis. Elle se marie une fois. Devient mère d’une autre enfant. Se marie une seconde fois. Et surtout, elle continue à peindre, inlassablement.
Françoise Gilot, ce n’est pas seulement la femme qui a dit non à Pablo Picasso, la seule femme parmi ses nombreuses femmes à l’avoir quitté, ce n’est pas seulement une muse, la femme-fleur de ses dessins luxuriants.
Françoise Gilot, ce n’est pas seulement la femme qui a dit non à Pablo Picasso, la seule femme parmi ses nombreuses femmes à l’avoir quitté, ce n’est pas seulement une muse, la femme-fleur de ses dessins luxuriants. Son omniprésence dans les dessins du peintre pourrait faire oublier qu’elle était peintre, sa présence qui sature le papier à dessin suppose sa disparition comme artiste. Mais elle a refusé de se faire dévorer, d’être captive sous la main du maître, d’être un modèle croqué et croqué encore par la figure divine du génie. C’est une grande artiste, une femme émancipée que l’histoire de l’art n’a pas réussi à invisibiliser. Féministe. Libre. La seule façon de gagner sur l’oubli, de vaincre l’effacement, c’est la peinture. Françoise Gilot a peint jusqu’à sa mort, plus de 1600 toiles et près de 3500 dessins. Elle est là, ses œuvres sont là.
Sur l’affiche de l’exposition, il y a écrit « Picasso. Dessiner à l’infini » au-dessus d’un portrait de Françoise, dessiné par Picasso en mai 1946. Dans son livre, elle raconte qu’en février, cette année-là, pendant une dispute, fou de colère, il a appuyé sa cigarette allumée sur sa joue. Elle n’a pas crié, elle n’a pas pleuré, elle n’a même pas cillé. Elle n’a pas dérobé son visage. De cette brûlure barbare, elle a gardé une cicatrice à vie. Sur le dessin de l’affiche, il y a un point noir sur la joue de Françoise. Grain de beauté, blessure, le doute est permis. Mais nous, nous savons. La trace dans sa chair est immortalisée pour toujours. Je la regarde. Elle est prise dans le regard de l’artiste. Mais pas prisonnière, non. Elle me regarde aussi. J’entends sa voix, dans une vidéo, dire « je n’ai pas été détruite par Picasso, j’ai toujours gardé ma propre identité ». Françoise Gilot est morte il y quatre mois, elle avait 101 ans. Ma fille me demande « pourquoi il n’y a pas d’exposition de ses tableaux ? » Pourquoi, oui, ma fille. Qu’à cela ne tienne, nous, nous nous souvenons d’elle. ◼
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Françoise Gilot et Pablo Picasso, vers 1952
Photo © Boris Lipnitzki / Roger-Viollet