
« Énormément bizarre » : dans le cerveau biscornu du collectionneur Jean Chatelus
La rue Rousselet, quartier Sèvres-Babylone, dans le cossu septième arrondissement de Paris. Au numéro 23, un petit immeuble 19e, à la façade défraîchie. C’est au premier étage qu’a habité Jean Chatelus pendant cinq décennies, jusqu’à sa disparition à l’été 2021 à l’âge de 82 ans. C’est là, derrière des volets qu’il gardait toujours clos, que cet homme secret gardait les centaines d’œuvres d’art patiemment acquises tout au long de sa vie. Photographies, sculptures, installations monumentales, mais aussi bondieuseries, objets votifs, totems, fétiches, têtes réduites et autres momies… Du sol au plafond, dans toutes les pièces de cet appartement, les œuvres qu’accumulait ce boulimique avaient pris possession de l’espace. Si bien que Jean Chatelus mangeait et dormait au milieu d’elles, dans un confort spartiate – il avait dû se séparer de son canapé entre autres meubles encombrants pour pouvoir accueillir de nouveaux trésors.
C’est là, derrière des volets qu’il gardait toujours clos, que cet homme secret gardait les centaines d’œuvres d’art patiemment acquises tout au long de sa vie. Photographies, sculptures, installations monumentales, mais aussi bondieuseries, objets votifs, totems, fétiches, têtes réduites et autres momies…
À première vue, l’empilement semblait hétéroclite — en réalité un ordre quasi cosmogonique pour le maître des lieux. Ceux qui ont eu la chance d’entrer dans cet étrange cabinet de curiosités s’en souviennent encore — parfois dans leurs cauchemars. Car Chatelus avait un goût particulièrement prononcé pour les œuvres dérangeantes, transgressives, blasphématoires voire « dégueulasses », comme il aimait le dire avec une pointe de provocation. Mais pas seulement.
Un étrange cabinet de curiosités
Derrière une porte anonyme, un étrange sanctuaire… Au-dessus d’une porte, un autoportrait de Cindy Sherman accueille le visiteur ; plus loin, un Christ inquiétant de Michel Journiac – Jean Chatelus adorait l’idée de partager ses initiales avec le « fils de Dieu ». Dans un autre recoin, une robe en macaroni signée Yayoi Kusama voisine avec des photographies un rien angoissantes de Joel-Peter Witkin. Cuisine et salle de bains n’échappent pas à la fièvre accumulatrice de JC. Dans la salle à manger, au plafond de laquelle on trouve un extraordinaire canard géant de Richard Jackson, on croise une installation de Nam June Paik, une autre signée Mike Kelley et surtout « Priscilla », un placide cochon empaillé et tatoué par Wim Delvoye. L’artiste belge, le plus représenté dans la collection Chatelus, est aussi celui qui a forgé l’expression « énormément bizarre », pour qualifier celle-ci — devenue le titre de l’exposition au Centre Pompidou. Dans un espace qui n’a plus rien à voir avec l’appartement exigu de la rue Rousselet, on peut y découvrir la quasi-totalité des quatre cents œuvres amassées par Jean Chatelus durant son existence, ainsi qu’une reconstitution de deux des pièces du fameux appartement.
La pièce maîtresse de cet étrange mausolée ? La chambre à coucher. Là, notre collectionneur a laissé libre cours à ses obscurs fantasmes et à sa fascination très prononcée pour la mort.
La pièce maîtresse de cet étrange mausolée ? La chambre à coucher. Là, notre collectionneur a laissé libre cours à sa fascination très prononcée pour la mort. Au-dessus de son lit aux quatre coins desquels se trouvaient des moniteurs vidéo (Surveillance Bed IV, une œuvre de l’artiste américaine Julia Scher), une suspension signée Madeleine Berkhemer, faite de bas de femmes étirés et fixés entre eux. Aux murs, des photographies gore de l’actionniste viennois Hermann Nitsch ou un autoportrait de Pierre Molinier. Et dans un coin, dans une châsse, une sainte martyre en cire dont le cou apparaît transpercé et sanglant.
L’art contemporain, une passion dévorante
« Pour Jean, ses œuvres c’était sa vie. » confie Antoine de Galbert, mécène réputé, à la tête de la fondation qui porte son nom, et qui a bien connu Chatelus. En 2004, pour l'exposition « L'intime. Le collectionneur derrière la porte » à la Maison rouge (un espace d’exposition d’art contemporain ouvert par De Galbert, fermé en 2018, ndlr), Jean Chatelus lui avait même prêté son fameux lit, pour une reconstitution à l'identique de sa chambre.
Antoine de Galbert, via sa fondation, est celui à qui Chatelus a légué l’intégralité de son exceptionnelle collection. De Galbert en a ensuite fait don au Musée national d’art moderne. « Je ne sais pas si on peut dire que nous étions amis, car Jean était quelqu’un de très pudique — en tous cas on se tutoyait, ce qui est un signe pour les gens de sa génération », précise le collectionneur. Les deux se sont rencontrés dans les années 1990 : « On m’a parlé de lui comme d’un type incroyable qui achetait et vendait des trucs dingues. Je l’ai appelé. Il était déjà collectionneur depuis longtemps. » À cette époque, Jean Chatelus, son pardessus (« toujours le même, hiver comme été ») et sa démarche sont connus comme le loup blanc par les professionnels du secteur : l’ancien professeur d’histoire à la Sorbonne arpente depuis des années galeries et foires, à la recherche de nouveaux trésors. Toujours seul.
Lorsque j’achète, je ne prends jamais l’avis de personne. Si cela m’est arrivé, je m’en suis sûrement repenti, mais je ne m’en souviens pas. Je n’écoute surtout pas les critiques d’art.
Jean Chatelus
Dans une passionnante interview menée par Anne Martin-Fugier reproduite dans le catalogue de l’exposition (publiée à l’origine en 2012 dans Collectionneurs, éditions Actes Sud, ndlr), Jean Chatelus déclare, un rien bravache : « Lorsque j’achète, je ne prends jamais l’avis de personne. Si cela m’est arrivé, je m’en suis sûrement repenti, mais je ne m’en souviens pas. Je n’écoute surtout pas les critiques d’art. »
Un provocateur anar de droite
Comme quelques autres privilégiés, De Galbert a souvent eu l’occasion d’être admis dans l’appartement de son ami Jean. Il s’en souvient, non sans émotion : « J’ai adoré cet homme, c’était un vrai numéro. Il avait un petit côté balzacien. Je ne lui ai jamais connu de relation amoureuse, ni femme, ni homme d’ailleurs. C’était un anarchiste de droite qui aimait choquer, provoquer, et adorait recevoir — surtout les dames de la bonne société. Il jouissait littéralement de les voir rougir devant sa collection ! Jean était aussi un bon vivant, passionné de grands crus. Lors de ses apéros, nous étions huit ou dix convives assis par terre, et lui à son bureau – il n’y avait quasi pas de meubles ! On dînait d’un gigot-flageolets sorti d’on ne sait où… À chaque fois que j’allais chez lui, il y avait des trucs nouveaux. Il n’achetait que s’il pouvait mettre chez lui, il ne stockait pas, ne laissait rien en caisse. On ne peut pas parler d’accrochage, c’était un véritable entassement ! ».
J’ai adoré cet homme, c’était un vrai numéro. Il avait un petit côté balzacien. Je ne lui ai jamais connu de relation amoureuse, ni femme, ni homme d’ailleurs.
Antoine de Galbert, collectionneur et ami
D’ailleurs, cette collection, telle un organisme en constante expansion, ne tient rapidement plus dans les murs. Pour loger tout ce petit monde, Chatelus finit par racheter l’appartement du deuxième étage, puis un cagibi dans la cour, et même un entrepôt de 120 m2 en face, dans la même rue, dans lequel il installe les pièces les plus monumentales. En toute discrétion.
Chatelus, le passe-muraille
Né en 1939, Jean Chatelus est issu de la petite-bourgeoisie lyonnaise. Sa famille, catholique, n’a rien à voir avec le milieu de l’art. À Anne Martin-Fugier, il raconte avoir découvert l’art « à vélo, en me promenant avec des camarades de lycée et en visitant des églises romanes ». Celui que sa mère destinait au séminaire fera finalement des études d’histoire moderne. A la rentrée 1969, il débarque à Paris, enseigne dans un lycée avant d’obtenir un poste d’assistant à la Sorbonne. Ses premières passions ? « Les peintres surréalistes. Mon premier achat, à l’automne 1968, était un tableau de Lucien Coutaud », raconte Chatelus. À ses collègues, il n’évoque jamais sa passion privée et déjà dévorante : « à la Sorbonne, je cachais mes activités d’art contemporain : mes intérêts, mes déplacements, mes achats, je n’en parlais à personne, je n’aurais pas eu l’air d’un universitaire sérieux. […] J’ai pu organiser ma vie autour de l’art contemporain. Comme on en voyait assez peu à Paris, je me bâtissais un programme en Europe et je partais seul, quelquefois en fin de semaine, souvent pendant les vacances, en voiture ou plutôt en train, parce que cela m’ennuyait de conduire : je commençais par la Hollande puis je descendais jusqu’en Rhénanie – Cologne était importante – et il m’arrivait de continuer jusqu’à Milan en passant par la Suisse allemande. À Pâques, je prenais une semaine pour faire mon tour de l’axe rhénan. Je n’ai donc pas une approche française du monde de l’art. J’allais en Belgique aussi. Beaucoup moins en Angleterre, parce que ce n’était pas commode, l’Eurostar n’existait pas encore. Ma carrière a un peu souffert de la priorité que je donnais à l’art contemporain. […] Je me souviens par exemple que je demandais à être de corvée pendant les examens de la seconde session, en septembre, de façon à me libérer au mois de juin pour la Foire de Bâle. »
À la Sorbonne, je cachais mes activités d’art contemporain : mes intérêts, mes déplacements, mes achats, je n’en parlais à personne, je n’aurais pas eu l’air d’un universitaire sérieux.
Jean Chatelus
Dès le début, Jean Chatelus fait preuve d’un flair hors pair, achetant ce qui n’intéresse pas les autres, post-surréalisme, art brut, puis très vite Body art, actionnisme viennois etc. Il achète à bas prix, mais n’hésite pas à revendre dès qu’il le peut : « avec mon traitement d’universitaire, je ne disposais pas d’un gros budget » raconte-t-il. « Dès qu’une œuvre avait pris de la valeur, comme j’en désirais toujours une autre, je la revendais. Je revendais même ce que j’aimais beaucoup, je préférais la nouveauté à tout. […] Il y a toujours des pièces qui me font envie, j’ai donc besoin de trésorerie. De plus, je préfère vendre plutôt qu’acheter, cela m’amuse davantage ».
Une collection exceptionnelle
Attachée de conservation au Musée national d'art moderne, Annalisa Rimmaudo est la commissaire de l'exposition « Énormément bizarre » (avec Xavier Rey et Antoine de Galbert). Elle se souvient avec précision de ce qu'elle a ressenti en entrant rue Rousselet. C'était début 2023, et rien n'avait bougé depuis le décès du maître des lieux : « J'ai eu un choc, pas à cause du caractère transgressif des œuvres, mais plutôt, en tant qu'historienne de l'art, par l'effet tabula rasa de l'ensemble. Car la collection de Chatelus, c'est un grand mélange des genres. Rien n'était inventorié ou disposé selon des critères stylistiques, comme c'est habituellement le cas chez les collectionneurs. C'était un collectionneur atypique, libre. Certaines pièces sont exceptionnelles, je pense par exemple à celles de Mike Kelley, que l'on n'aurait jamais pu obtenir aujourd'hui à cause des prix du marché. Ou à celles d'artistes qui faisaient jusqu'alors défaut à la collection du Musée — Joana Vasconcelos ou Andres Serrano. »
Extrêmement cultivé, Jean Chatelus avait aussi une fine connaissance du marché, ce qui lui permit de réaliser des « coups » mémorables, comme la revente d'une pièce de Maurizio Cattelan pour près d’un million d’euros. Mais si Chatelus s’en sépare, ce n’est pas par pur désir spéculatif, mais parce qu’il trouvait qu’elle « vivait mal » dans sa collection. Antoine de Galbert analyse : « Jean était obsédé par l’argent, mais pas parce qu’il aimait ça, parce qu’il lui en fallait pour acheter de nouvelles pièces. Il ne dépensait jamais rien, voyageait en seconde, ne votait jamais pour les travaux de sa copropriété… Il n’était pas attaché aux choses matérielles du quotidien : tout l’argent qui n’allait pas dans l’art était perdu. »
Dès qu’une œuvre avait pris de la valeur, comme j’en désirais toujours une autre, je la revendais. Je revendais même ce que j’aimais beaucoup, je préférais la nouveauté à tout.
Jean Chatelus
En 2021, à la mort de Jean Chatelus, la fondation Antoine de Galbert devient le légataire du collectionneur — une promesse de longue date entre les deux amis. Avec ses équipes et notamment Arthur Toqué, le directeur de la fondation, il entreprend d’inventorier toutes les pièces. Un travail de titan, car Chatelus ne gardait rien, ni trace ni facture. L’ouverture de l’appartement rue Rousselet ressemble à celle d’un tombeau égyptien. Arthur Toqué : « Il y avait une insupportable odeur de renfermé, une extraordinaire couche de poussière sur toutes les œuvres et sur les tapis… Et dans un coin, ses pantoufles. »
Résultat, 300 m2 de caisses seront nécessaires pour tout déposer. Une longue restauration démarre alors pour les équipes spécalisées du Centre Pompidou. « Dans son testament, Jean était très clair : il voulait que l’on montre sa collection, et qu’on lui donne un avenir. Cette exposition en forme d’hommage, je suis sûr qu’il aurait adoré », estime Antoine de Galbert.
Jean était obsédé par l’argent, mais pas parce qu’il aimait ça, parce qu’il lui en fallait pour acheter de nouvelles pièces. Il n’était pas attaché aux choses matérielles du quotidien : tout l’argent qui n’allait pas dans l’art était perdu.
Antoine de Galbert
Dans la tête de Jean Chatelus
« Je n’aime pas le terme de collectionneur. Je serais plutôt un amasseur. J’imagine qu’amasser a pour fonction de remplir un vide. », disait Jean Chatelus. Encore aujourd’hui, l’homme derrière le collectionneur compulsif reste une énigme, même pour ceux qui l’ont côtoyé. Et si sa collection était finalement un autoportrait en creux ? Antoine de Galbert réfute cette hypothèse : « Ce serait, je crois, une erreur de penser ainsi. Pour Jean comme pour tout collectionneur, le lien entre ce que l’on achète et ce que l’on est reste très mystérieux… Expliquer pourquoi on achète telle ou telle pièce, c’est difficile — si on achète tout ça, c’est justement parce que l’on ne le comprend pas ! Avec Jean, nous ne parlions jamais d’art, cela aurait été trop personnel. Il n’a pas eu de père, il détestait sa mère : c’est l’archétype du collectionneur qui compense. »
Je n’ai jamais eu le sentiment, en collectionnant, de faire œuvre créatrice. Mais certaines personnes le voient parfois ainsi, on me l’a déjà dit. Moi, je me vois plutôt comme un monomaniaque passionné de réalisations plastiques contemporaines.
Jean Chatelus
Jean Chatelus, lui, résume ainsi sa collection pulsionnelle : « Je n’ai jamais eu le sentiment, en collectionnant, de faire œuvre créatrice. Mais certaines personnes le voient parfois ainsi, on me l’a déjà dit. Moi, je me vois plutôt comme un monomaniaque passionné de réalisations plastiques contemporaines. » Et Antoine de Galbert de conclure, avec malice : « À l’époque, Jean a peut-être été un peu méprisé par les gens qui "savent", mais ils se sont tous trompés… Les doux dingues comme lui, tout le monde en veut aujourd’hui ! Jean, c’est un personnage de roman… S’il n’avait pas collectionné, il aurait peut-être été serial killeur, qui sait ? » ◼
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Vue du salon de l’appartement de Jean Chatelus, rue Rousselet, Paris (2021)
Photo © Jean Marie del Moral
Courtesy Fondation Antoine de Galbert
Œuvres :
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John Coplans, Self-portrait with Woman I, 1990 © The John Coplans Trust
Johan Creten, Vague moyenne pour Palissy, 2008 – 2011 © Adagp, Paris 2025
Wim Delvoye, Priscilla, 1994 – 1998 © Adagp, Paris 2025
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