Audacieuse et engagée, la Berlinale s'invite au Centre Pompidou
Créée à Berlin aux débuts de la guerre froide, la Berlinale est devenue, avec l’édification du Mur en 1961, l’un des rares lieux de rencontre entre les cultures et les cinémas occidentaux et soviétiques. Cette situation unique en a fait une manifestation destinée d’abord au public, une fenêtre ouverte sur les mondes antagonistes en présence.
Cette édition parisienne réunit vingt-cinq films de la 72e Berlinale (présentée du 10 au 20 février 2022), en avant-première. Elle plonge au cœur battant de la création cinématographique après deux ans de fortes perturbations et mutations engendrées par la pandémie. Le programme, composé par le Centre Pompidou, offre une vue transversale de différentes sections du festival : Compétition, Encounters, Panorama, Berlinale Special, Berlinale Shorts, Generation et Forum.
Productions venues du monde entier, focus sur les scènes allemandes et germanophones, rencontre autour de films ukrainiens, soirée Teddy Awards qui distinguent les meilleurs films queer… toutes les séances sont accompagnées par les cinéastes, leurs collaborateurs et collaboratrices, ou encore le directeur artistique du festival, Carlo Chatrian. Entretien.
Vous avez pris la direction artistique de la Berlinale en 2020, pour la 70e édition. Pouvez-vous revenir en quelques mots sur l’histoire du festival et son héritage ?
Carlo Chatrian — Le festival de Berlin a connu sa première édition en 1951, initialement sur une suggestion d’un agent gouvernemental américain. Au fil des ans, le festival a su développer ses atouts, notamment grâce à la ville qui est devenue un symbole du 20e siècle et qui n’a cessé de se reconstruire, de se réinventer. La Berlinale s’est muée en un festival indépendant, qui a réussi à maintenir un rapport étroit avec l’industrie américaine tout en nouant des liens forts avec l’Europe de l’Est dont elle est si proche, géographiquement, historiquement et culturellement. Elle a également développé de nombreux liens avec le monde du cinéma indépendant, ce dont témoigne une offre de films provenant de très nombreux pays, aux rangs desquels la France bien sûr. Pour en rester aux Ours d’or, les premières décennies du festival ont été marquées par les œuvres de Sidney Lumet (Douze Hommes en colère), Ingmar Bergman (Les Fraises sauvages), Claude Chabrol (Les Cousins), Michelangelo Antonioni (La notte), Jean-Luc Godard (Alphaville), Roman Polanski (Cul-de-sac), Jerzy Skolimowski (Le Départ), Pier Paolo Pasolini (Les Contes de Canterbury), Satyajit Ray (Tonnerres lointains), Rainer Werner Fassbinder (Le Secret de Veronika Voss), John Cassavetes (Love Streams).
C’est la première fois que le festival international du film de Berlin est présenté de manière extensive à Paris. Le programme conçu par Sylvie Pras et son équipe permet de comprendre l’univers de la Berlinale et de ses sections et donne au public parisien l’occasion de découvrir et d’apprécier de grands films.Mariette Rissenbeek et Carlo Chatrian, directrice et directeur de la Berlinale
Au sein des grands festivals internationaux, quelles sont pour vous les spécificités de la Berlinale ? Quel esprit particulier lui insuffle la ville de Berlin, qui lui a donné son nom ?
CC — Mettre en place un festival international de cinéma dans un pays qui portait les stigmates de la Seconde Guerre mondiale et dans une ville qui était le premier terrain de la guerre froide, avant même la construction du Mur, c’était à la fois un défi et une opportunité. La liberté d’expression et le cinéma engagé ont ici une dimension et un poids particuliers : le rapport entre le festival et son public est, depuis ces origines, un élément central de l’identité du festival. Et ce public a aussi évolué avec l’histoire de la ville. L’atmosphère des salles de l’ancien Berlin-Ouest (Zoo Palast, Delphi, Haus des Berliner Festspiele, Akademie der Kunste) est différente de celle des salles de l’Est (Kino International, Cubix) ou des petits cinémas de quartier (les « Kiez Kino »). Dans les cinémas de la ville, on sent encore un peu le parfum du passé. Par le biais de sa programmation dans ces lieux, le festival trace des lignes qui relient des quartiers très différents d’un point de vue sociologique, architectural, économique. Comme la ville de Berlin, le festival a plusieurs centres, ou plutôt substitue à l’idée de centre celle d’un réseau en rhizome. Pour moi, cette pluralité est une vraie force, sur laquelle nous nous appuyons dans notre travail de sélection. Tout en gardant une ligne éditoriale que j’espère claire, nous essayons de nous ouvrir à des formes cinématographiques différentes, à des langages qui créent une polyphonie. Car le monde au 21e siècle est plus éparpillé, plus contradictoire, plus hétérogène qu’on pourrait le croire.
La Berlinale comporte plusieurs sections, dont la Compétition, Encounters, Panorama, Generation, Berlinale Special, Forum. Quelle est la coloration particulière de chacune d’elle ?
CC — Ici plus qu’ailleurs, chaque section a son identité. Panorama, avec ses deux volets – documentaire et fiction – est à la fois un endroit de découverte et d’échange avec le public, que ce se soit sur des thématiques LGBTQ ou autour de films engagés. Forum – qui est, comme la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, un enfant de Mai-68 – est une section indépendante, qui se veut un espace de réflexion sur le cinéma et ses frontières. Generation substitue au concept de film pour enfants celui de film dans lequel les jeunes sont le moteur de l’action, la narration adopte leur point de vue. Encounters est une section compétitive pour des films qui échappent à toute catégorisation, des films qui sont de plus en plus présents dans le cinéma actuel et qui ouvrent des fenêtres sur de nouvelles formes de narration, d’approche. Et la Compétition, c’est le cœur du festival, le lieu où toutes les couleurs se mélangent, la touche de rouge du tapis et le glamour occupant, bien entendu – sauf exception due à la pandémie –, une place très importante dans l’imaginaire du public.
Les éditions d’un festival sont comme les grands vins. Il faut laisser le temps révéler leur véritable puissance.
Carlo Chatrian
Que dessine l’édition 2022 ?
CC — Il est encore un peu tôt pour définir l’essence de la cuvée 2022. Les éditions d’un festival sont comme les grands vins. Il faut laisser le temps révéler leur véritable puissance. Il y a, bien sûr, des données qui s’imposent. Le retour, par exemple, de certains grands réalisateurs (Paolo Taviani, Hong Sang-soo, Claire Denis…), une forte présence du cinéma français (incarné dans cette édition parisienne par Bertrand Bonello, Quentin Dupieux et Éric Baudelaire), un grand nombre d’histoires centrées sur l’humain et ses sentiments, souvent contradictoires. Ensuite, le Jury a distingué et primé des films réalisés, écrits, joués par des femmes. La cuvée 2022 a aussi un caractère exceptionnel : elle est le miroir du monde face à une pandémie qui a restreint nos espaces, limité les voyages, donné de fait plus d’importance à la maison, au noyau familial, aux cercles proches. De nouveaux récits et aussi de nouvelles formes, légères, imaginatives, novatrices, sont nés de ces contraintes. L’avenir nous dira ce qu’ils deviendront. ◼
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