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Apichatpong Weerasethakul, aux confins du monde

Considéré comme l’un des cinéastes les plus inventifs de notre époque, l'artiste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul trace un chemin très singulier ; attentif au vivant et au contemporain, hanté par les rêves, le passé et les mondes autres, engageant les fils narratifs dans des voies hallucinées. En parallèle d'une exposition (« Particules de nuit » / « Night Particles ») et d'une performance en réalité virtuelle (A Conversation with the Sun), le Centre Pompidou présente la rétrospective intégrale de ses films et vidéos, dans le cadre de l’événement « Des lumières et des ombres ». 

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« J’aimerais que l’on ressente devant mes films qu’il n’y a pas uniquement ce qui apparaît à l’écran. Il y a plus, il y a d’autres choses, en dehors de l’écran, qui appartiennent au film. », confie Apichatpong Weerasethakul aux Cahiers du cinéma juste après sa consécration au festival de Cannes en 2010 avec la Palme d’or inattendue attribuée à Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures. Le travail cinématographique d’Apichatpong Weerasethakul est en effet une expérimentation sans fin du champ de la narration, de l’image et du son, fortement empreinte de mythes et légendes mais aussi des rêves et souvenirs que le cinéaste prend soin de consigner dans des carnets. Ses plans sont ainsi traversés ou habités par toutes les formes du vivant : la nature, les spectres, les animaux, en cohabitation poétique avec ses personnages, êtres complexes aux multiples identités. Dans Oncle Boonmee, le personnage éponyme nous fait revisiter ses existences passées de buffle ou de princesse tandis que son fils disparu depuis longtemps réapparaît en singe fantôme après s’être accouplé à pareille créature qu’il avait de plus tenté de photographier. Comme si l’image détenait le pouvoir de transformer ; c’est le cas de celles d’Apichatpong Weerasethakul dont le cinéma enveloppant nous accueille, élargit nos horizons et nos perceptions, nous transporte dans d’autres espace-temps et nous invite à prolonger ses récits.

 

J'aimerais que l’on ressente devant mes films qu’il n’y a pas uniquement ce qui apparaît à l’écran. Il y a plus, il y a d’autres choses, en dehors de l’écran, qui appartiennent au film.

Apichatpong Weerasethakul

 

Celui qui compare un film à un animal, mouvant et organique, n’hésite pas à franchir le seuil du cadre ou à faire entendre sa voix, abolissant ainsi tout cadre qui délimiterait un « espace filmique » inexistant chez lui. Il apparaît à l’écran dès Mysterious Object at Noon (2000), son premier film, réjouissant cadavre exquis en noir et blanc confectionné sur les routes de Thaïlande, en métamorphose permanente. Point de rencontre entre le cinéma expérimental qu’il a découvert pendant ses années d’études à Chicago et les contes et fables de son pays natal, le film contient les germes d’une œuvre sans équivalent.  

Suivent plusieurs films majeurs, pour la plupart présentés au festival de Cannes : en 2002, Blissfully Yours, prix Un certain regard, merveilleuse partie de campagne sensuelle suivant trois personnages aux prises avec leurs corps et leurs désirs, le temps d’une moite journée d’été. Notable aussi car il révèle Jenjira Pongpas Widner, actrice non-professionnelle, muse et collaboratrice depuis lors, dont la vie n’a cessé de nourrir ses films dans lesquels fiction et documentaire s’entrelacent. Son corps meurtri, suite à un accident quelques années après sa première apparition, côtoie et panse les corps malades ou mourants que Weerasethakul en fils de médecins, donne à voir dans plusieurs de ses films. C’est le cas des soldats frappés par une étrange maladie du sommeil dans Cemetery of Splendour (2015), soignés dans un décor insolite aux multiples strates, en écho aux récits enchâssés dans lesquels le spectateur se perd, entre rêve, réalité et autres infra-mondes. Ou dans Syndromes and a Century (2006), reconstitution très douce et personnelle de l’hôpital de Khon Kaen dans lequel ses parents ont exercé, et auscultation du syndrome de l’amour, nocif ou salvateur, dont sont victimes à la fois médecins et patients. D’autres visages fidèles, comme celui de Sakda Kaewbuadee Vaysse ou de Banlop Lomnoi, traversent sa filmographie, se mettent à nu, y déposent des fragments de vie. Ils illuminent Tropical Malady (2004), prix du jury à Cannes, récit inoubliable de la passion entre Keng et Tong dont l’idylle amoureuse de la première partie — Weerasethakul joue souvent avec la structure de ses films — se transforme en un pendant littéralement dévorant. Tong, transformé en tigre, et Keng en chasseur, deviennent la proie l’un de l’autre dans les profondeurs de la jungle, un des décors de prédilection du cinéaste. 

 

Le travail cinématographique d’Apichatpong Weerasethakul est une expérimentation sans fin du champ de la narration, de l’image et du son, fortement empreinte de mythes et légendes mais aussi des rêves et souvenirs que le cinéaste prend soin de consigner dans des carnets. 


Ayant subi le joug de la censure à plusieurs reprises dans son pays malgré le succès d’Oncle Boonmee, le cinéaste décide de ne pas sortir Cemetery of Splendour en salles et de ne plus tourner en Thaïlande jusqu’à nouvel ordre, hormis certains courts métrages ou installations vidéo, nés dans sa propre maison. Dans son dernier long métrage en date, Memoria (2021), il arpente le territoire de la Colombie ; ses paysages escarpés, ses décors froids aux côtés d’anciens bâtiments chargés d’histoire en font le terrain idéal pour la déambulation de Jessica, cultivatrice d’orchidée à la recherche du son qu’elle est la seule à entendre, interprétée par Tilda Swinton, nouvelle collaboratrice. L’épure fascinante de ce film chimère permet au cinéaste d’obtenir à nouveau le prix du jury à Cannes. 

En parallèle, en dehors des salles obscures, Weerasethakul explore d’autres formes d’images en mouvement qui résonnent, complètent, nourrissent ses longs métrages pour la plupart tournés en pellicule, investissant musées, galeries et théâtres. Il a recours, dès la fin des années 90, à la vidéo puis au numérique, support des trente-six courts et moyens métrages projetés dans les salles du Centre Pompidou (A Letter to Uncle Boonmee, 2009; Ashes, 2012…) et des installations présentées dans l’exposition « Particules de nuit » (dont For Bruce, 2022; Solarium, 2024) dans le Pavillon Brancusi. Plus récemment, les nouvelles technologies telles que l’intelligence artificielle ou la réalité virtuelle ont nourri des œuvres qui donnent lieu à des performances : A Conversation with the Sun (2023), présentée pour la première fois en France, après celle de Fever Room en 2016. L’échappée cosmique d’un artiste qui ne cesse de repousser les limites. ◼