Alice Rohrwacher : « La vérité d’une histoire, c’est le récit. »
Révélée dès son premier long métrage Corpo celeste en 2011 (sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes), Alice Rohrwacher est aujourd’hui une des cinéastes les plus singulières du paysage contemporain dans sa façon de faire des films qui reflètent profondément une manière d’être au monde et de le regarder. Sa filmographie explore au présent un passé ancestral, naviguant entre histoire et mythes, ruralité et modernité, à l’instar de ses fictions dans lesquelles joue sa sœur aînée, l’actrice Alba Rohrwacher — Les Merveilles (Grand prix, Cannes 2014), Heureux comme Lazzaro (Prix du scénario, Cannes 2018), Le Pupille (nominé aux Oscars 2023), mais aussi dans certains de ses documentaires, courts et longs métrages — Una canzone, Omelia contadina coréalisé avec JR, Futura coréalisé avec Pietro Marcello et Francesco Munzi.
Son dernier film en date, La Chimère (en compétition officielle au festival de Cannes 2023, sortie le 6 décembre) avec Isabella Rossellini, suit les traces d'un pilleur de tombes (Josh O’Connor) à la recherche d’un amour perdu dans un autre monde. Comme ses précédents films, ce quatrième long métrage abrite des communautés alternatives et marginales au sein desquelles la plupart de ses personnages trouvent refuge, transformant les détritus et les ruines en havre, apprivoisant tout un bestiaire pour s’en faire une famille élargie.
Entretien* avec une cinéaste qui ne cesse de chercher, d’expérimenter, d’explorer la fiction, du trivial jusqu’au merveilleux, tout en puisant dans le réel pour en faire émerger une vérité cachée.
Beaucoup de vos films commencent dans l’obscurité, dans le noir, avec quelques lumières, des phares de voiture ou d’autres petites sources lumineuses qui commencent à percer l’obscurité et à faire arriver les choses. À La fin de votre premier long métrage, Corpo celeste, c’est le même trajet. Le personnage principal, Marta, passe par l’obscurité et ressort au grand jour dans un autre territoire qui lui permet d’accéder à une forme de liberté.
Alice Rohrwacher — Un grand problème, c’est comment commencer. La première image, c’est la manière de se présenter. La manière dont on arrive dans un endroit dit beaucoup de choses. Mes premiers petits films intérieurs, c’était toujours dans l’obscurité… Avec ma famille, quand j’étais petite, on voyageait beaucoup entre l’Italie et l’Allemagne, des voyages de nuit. C’était mon premier cinéma : être en voyage dans l’obscurité, peut-être à moitié endormie, et arriver dans des endroits que je ne connaissais pas. D’abord écouter le bruit, activer mon imagination et le matin, à la lumière, voir le rapport entre mon imagination et la réalité, les comprendre, penser leur confrontation… Commencer un film dans l’obscurité, c’est aussi une manière de demander aux spectateurs d’utiliser leur propre imagination. De dire tout de suite : « Vous aussi, vous devez travailler, Monsieur le spectateur, vous aussi, vous devez imaginer. Ceci n’est pas un film où vous éteignez votre cerveau et vous regardez, c’est un film où vous devez imaginer. » Et terminer dans la lumière est aussi important, parce que quitter un voyage ou un lieu avec une image pleine de lumière est quelque chose de fort.
Mes premiers petits films intérieurs, c’était toujours dans l’obscurité… Avec ma famille, quand j’étais petite, on voyageait beaucoup entre l’Italie et l’Allemagne, des voyages de nuit. C’était mon premier cinéma.
Alice Rohrwacher
Les Merveilles est votre deuxième film. Après l’expérience de Corpo celeste, comment est advenu le scénario ?
Alice Rohrwacher — Pour Les Merveilles, j’étais en Allemagne, loin de la maison. Cette distance est très importante. C’est comme si j’étais allée sur la Lune pour voir la Terre de loin. La Terre est un corpo celeste, un corps céleste — c’est le titre d’un livre d’une écrivaine que j’aime beaucoup, Anna Maria Ortese, et la base de l’éducation que tout le monde devrait recevoir. Ce n’est pas la peine de chercher le paradis ailleurs, d’aller dans les étoiles pour être sur une étoile… Il faut retourner nos regards, pour chercher l’ailleurs ici et protéger le paradis de la vie terrestre. Pour Les Merveilles, le fait d’être loin m’a permis de retourner mon regard, de démarrer cette expérience sur la vie de ma propre famille et de la raconter.
Dans Heureux comme Lazzaro, une séquence nous intéresse particulièrement. C’est celle où le personnage principal Lazzaro, heureux d’avoir retrouvé ses amis, leur joue d’un instrument qui les ramène à leur village, l’Inviolata.
Alice Rohrwacher — C’est un film sur la résurrection — Lazzaro ressuscite — et sur l’exception à la règle. La règle, c’est que chacun profite de quelqu’un d’autre. La marquise profite des paysans, les paysans, entre eux, profitent des plus faibles et tous profitent de Lazzaro qui, lui ne profite de personne. C’est là que s’arrête la chaîne. Ça m’intéressait de raconter l’histoire de l’exception à la règle et de voir que cette bonté, cette incapacité à profiter, n’amène pas toujours à faire les bons choix, parce qu’il n’a pas d’opinion sur les choses, il peut faire le bien, le mal. Mais c’est troublant, la bonté, c’est une force. Celle qui ne peut pas mourir, sinon le monde serait déjà détruit avec toute la malignité présente chez les hommes.
Ce n’est pas la peine de chercher le paradis ailleurs, d’aller dans les étoiles pour être sur une étoile… Il faut retourner nos regards, pour chercher l’ailleurs ici et protéger le paradis de la vie terrestre.
Alice Rohrwacher
Votre nouveau film La Chimère met en scène une histoire de pilleurs de tombes étrusques, une bande de trafiquants clandestins, et parmi eux un personnage singulier, l’Anglais, Arthur (joué par Josh O'Connor, ndlr), un étranger comme parachuté dans ce monde.
Alice Rohrwacher — Ce film est tissé de nombreux fils différents mais un fil important, c’est le regard… Les pouvoirs du regard. Qu’est-ce qu’on regarde, qu’est-ce qu’on peut regarder, qu’est-ce qu’on ne peut pas regarder ? Ça vient d’une expérience très forte : là où j’habite, cette tradition des pilleurs de tombes, les tombaroli, c’était quelque chose de très commun, surtout quand j’étais enfant, dans les années 1980 – 1990. Tout le monde savait qu’il y avait beaucoup d’objets archéologiques enfouis sous terre et beaucoup d’hommes ont commencé à les chercher la nuit, pour les vendre. Il y avait un côté romantique et fascinant : c’était la chasse au trésor. En même temps, ça me faisait très peur. Pas seulement parce que ces gens allaient contre la loi mais aussi parce qu’il s’agissait de tombes, de morts. Et ces objets étaient faits pour ne pas être vus. Les pilleurs de tombes bien sûr vont contre cela. Je me souviens quand j’ai participé à des excavations archéologiques officielles, la première fois que je suis entrée dans un endroit où des yeux ne s’étaient pas posés depuis plus de deux mille ans… Je pense que le regard a une présence, un peu comme le soleil, qui peut faire brûler des choses, en éclairer d’autres, en faire grandir — comme les plantes : là où j’ai posé le regard, je sens qu’il a un pouvoir. Cette question était très importante.
La Chimère est composée de différentes strates narratives, avec un récit dans le récit, la chanson…
Alice Rohrwacher — J’avais peur de cette histoire. J’ai l’impression qu’on est entouré de films qui nous demandent seulement de nous identifier aux personnages principaux. Mais, de cette manière, on construit une société où tu ne ressens d’émotions que si tu es protagoniste. Partout, on t’offre d’être protagoniste de ton expérience. Mais il y a d’autres manières d’être au monde. On peut aussi regarder. Regarder une belle chose : la voir de l’extérieur. On peut raconter des histoires qui ne sont pas les nôtres, où il n’est pas nécessaire de s’identifier. Moi, je voulais être un peu embêtante : « Oui, on raconte l’histoire d’un bel homme, un homme qui souffre, peut-être existe-t-il, peut-être pas, peut-être n’est-ce qu’un mythe. » Il y a son histoire, et il y a l’histoire d’une collectivité qui exhume des choses du passé. Je me suis inspirée de notre tradition, où les histoires collectives étaient souvent chantées par des troubadours. Je voulais que les spectateurs soient troublés par le fait que l’histoire est vraie, non pas parce que c’est « vraiment une histoire vraie », non, mais parce que je te la raconte. La vérité d’une histoire, c’est le récit, ici à travers le mythe. C’est jouer avec des formes de récits collectifs… des chansons, qui transforment une histoire individuelle en une histoire épique, mythologique.
J’ai l’impression qu’on est entouré de films qui nous demandent seulement de nous identifier aux personnages principaux. Mais, de cette manière, on construit une société où tu ne ressens d’émotions que si tu es protagoniste. Partout, on t’offre d’être protagoniste de ton expérience. Mais il y a d’autres manières d’être au monde. On peut aussi regarder.
Alice Rohrwacher
Naturellement, ça n’est pas simple pour le spectateur. L’identification, c’est aussi une drogue très confortable. C’est très beau de s’identifier à l’autre, mais il faut aussi avoir la capacité d’amener le spectateur dans l’autre sens. Ne pas s’identifier mais respecter par exemple une autre culture, différente de la nôtre. Il existe plusieurs manières de se relier au monde et aux histoires, comme la contemplation. Un récit comme celui-ci est peut-être moins efficace dans l’immédiat, car il ne permet pas d’être complètement absorbé par le film, il ne donne pas l’excitation et l’adrénaline de quelqu’un qui s’oublie. Mais c’est une position nécessaire à long terme : elle agit sur la mémoire et le regard profond, elle peut faire sentir aux spectateurs qu’il y a plusieurs façons de voir les choses, qu’ils n’ont pas besoin de se sentir à tout prix protagonistes d’une histoire pour en faire l’expérience. Au moins nous qui produisons d’autres images dans un monde si plein d’images, nous devons avoir confiance dans le pouvoir du regard. ◼
*Entretien à retrouver en intégralité dans le livre Alice Rohrwacher – Le Vrai du faux, par Eva Markovits et Judith Revault d’Allonnes (éditions de l’Œil, en partenariat avec les Éditions du Centre Pompidou et Ad Vitam).