Alba Rohrwacher, la sœur prodigieuse
C’est loin du cinéma, dans une ferme en Ombrie, qu’Alba et Alice grandissent. Leurs parents, une institutrice italienne et un violoniste allemand, se sont reconvertis dans l’apiculture et vivent comme reclus, dans cette campagne où les deux sœurs se sentent parfois éloignées du monde. À la fin de l’adolescence, chacune quitte la ferme familiale pour suivre sa voie. Alba, après de courtes études de médecine à Florence, intègre le Centre expérimental de la cinématographie à Rome pour devenir actrice. Alice, de son côté, fait des études de littérature à Turin puis travaille comme monteuse sur des films documentaires. Elles suivent des chemins parallèles jusqu’à travailler ensemble, quand Alice réalise ses propres films.
Ce n’est pourtant pas en tant qu’actrice qu’Alba commence à collaborer avec Alice. Les deux sœurs travaillent d’abord ensemble sur le développement des films, à commencer par celui de Corpo celeste (2011), premier long métrage de la réalisatrice. Alba est la première personne qui lit les scénarios de sa sœur, elle la guide ensuite dans ses choix artistiques et de casting. Ce travail fera d’elle une actrice à part sur les films d’Alice. Quand elle est choisie pour incarner la mère des Merveilles (2014), elle a déjà une connaissance profonde du film, de son scénario, et des enjeux qui le sous-tendent. Alice lui propose le rôle parce qu’elle n’arrive pas à trouver la figure maternelle qu’elle a en tête en quelqu’un d’autre. Si Alba refuse d’abord, l’expérience est finalement profonde et facile. Au-delà d’une proximité complice, c’est le partage d’un imaginaire commun, celui de leur enfance en Ombrie, qui fait de la collaboration entre la réalisatrice et l'actrice quelque chose de naturel, presque magique.
« La proximité de nos imaginations a fait que tout a été immédiatement "juste". », expliquait Alba Rohrwacher lors d’une interview croisée avec sa sœur au magazine Firenze Made in Tuscany début 2023. Les deux sœurs, qui s’admirent dans leurs rôles respectifs, découvrent un nouveau pan de leur sororité. Sur le plateau, elles n’ont pas besoin de parler pour s’accorder. « Le fait d’être sœur est comme une richesse dédoublée. Elle a des qualités que j’aimerais avoir, elle m’aide à y voir plus clair dans mes sentiments. Elle est comme une partie de moi. » racontait Alice à l’occasion de la rétrospective que le MoMA consacrait aux sœurs Rohrwacher en 2019.
Le fait d’être sœur est comme une richesse dédoublée. Elle a des qualités que j’aimerais avoir, elle m’aide à y voir plus clair dans mes sentiments. Elle est comme une partie de moi.
Alba Rohrwacher
Alba, elle, retrouve quelque chose qui « lui appartient » quand elle joue pour sa sœur. L’actrice, reconnue autant en Italie qu’à l’international et lauréate de la coupe Volpi de la meilleure actrice à la Mostra de Venise en 2014 pour sa performance dans Hungry Hearts (de Saverio Constanzo, avec Adam Driver, ndlr), répète souvent qu’elle se sent comme une « sang-mêlé », expression utilisée par l'écrivaine Elsa Morante dans L’Île d’Arturo. Comme partout étrangère et déplacée, c’est dans le travail avec sa sœur qu’elle retrouve quelque chose de ce qu’elle est. Pourtant les rôles qu’elle interprète pour Alice sont variés. Tour à tour jeune mère de la tribu des Merveilles, actrice aux grands airs de diva dans une langue imaginaire pour De Djess (2015), grande sœur arnaqueuse dans Heureux comme Lazzaro (2018), mère supérieure d’un orphelinat de jeunes filles espiègles dans la fable de Noël Le pupille (2022), Alba Rohrwacher décline dans le cinéma de sa sœur une féminité entre fragilité, malice, et ténacité.
La collaboration des sœurs Rohrwacher se poursuit aujourd’hui avec La Chimère, nouveau film d’Alice sélectionné en compétition officielle au festival de Cannes 2023 (et présenté en avant-première au Centre Pompidou), dans lequel Alba interprète un personnage puissant et énigmatique. Avec ce film, Alice constate que le travail avec Alba est devenu une nécessité et un plaisir dont elle ne peut plus se passer. Quant à échanger les rôles, Alice déclarait, toujours au MoMA en 2019 : « Je ne jouerai dans un film que si c’est elle qui le réalise. » Et Alba de répondre : « Je ne réaliserai un film que si elle est d’accord pour jouer dedans. » ◼