Grand Intérieur rouge
printemps 1948
Grand Intérieur rouge
printemps 1948
Domain | Peinture |
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Techniques | Huile sur toile |
Dimensions | 146 x 97 cm |
Acquisition | Achat de l'Etat, 1950 |
Inventory no. | AM 2964 P |
Detailed description
Artist |
Henri Matisse
(1869, France - 1954, France) |
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Main title | Grand Intérieur rouge |
Creation date | printemps 1948 |
Place of production | Peint à Vence à la Villa Le Rêve |
Domain | Peinture |
Techniques | Huile sur toile |
Dimensions | 146 x 97 cm |
Inscriptions | S.D.B.G. : Matisse 48 |
Acquisition | Achat de l'Etat, 1950 |
Collection area | Arts Plastiques - Moderne |
Inventory no. | AM 2964 P |
Analysis
Intérieur jaune et bleu était le premier de la dernière série de tableaux de Matisse. Cette séquence se conclut au printemps 1948 avec six grandes compositions1. La plus synthétique, Grand Intérieur rouge est la dernière peinte.
Tout le travail de cette dernière saison de peinture 1946-19482 est exposé selon le désir de Matisse, à Paris, au Musée national d'art moderne, en 1949. S'y trouvent représentées exclusivement les trois directions de son travail à l'époque, c'est-à-dire trois façons de travailler sur la couleur lumière : la découpe à vif dans les feuilles gouachées préalablement colorées, la modulation du noir et du blanc dans les grands dessins à l'encre de Chine3, et la série complète des Intérieurs de 1946-1948. La présence, au mur de Y Intérieur rouge, d'un de ces dessins au pinceau4, couplé avec une peinture de la série5, témoigne assez éloquemment de la confrontation voulue par Matisse, confrontation qui présida aussi à l'accrochage de l'exposition, conçu par lui dans le détail, et aux textes écrits spécialement pour le catalogue.
Les réactions à l'exposition, qui apparut à certains comme une sorte de provocation de la part d'un peintre de soixante dix-neuf ans, furent relativement violentes. Ainsi Christian Zervos, qui avait suivi avec tant de lucide sympathie le chemin de Matisse jusqu'alors, en condamne sévèrement le principe: « Quel dommage, penseront sans doute les visiteurs de l'exposition, que Matisse n'ait pas réuni ses toiles de 1939 à 1948, peu connues par suite des événements que nous avons vécus ! Au lieu de cela, le voilà absorbé par des travaux où le sentiment plastique, refoulé dans l'ombre, se prend à des silhouettes découpées dans le papier, comme s'il n'avait point d'autre fantaisie, comme si la force d'impulsion qui le portait à inventer était subitement épuisée. »6
En revanche, les treize toiles exposées lui semblent importantes: « D'une manière générale, tous les tableaux exposés répondent à l'avantage de l'artiste, dont l'imagination reposée et nullement refroidie sait encore découvrir des situations esthétiques nouvelles. On y retrouve comme un retour de fraîcheur et un reverdissement. Mais il est quelques tableaux où Matisse, s'étant refusé de se laisser aller à l'entraînement d'une pente décorative, pleine de séductions, atteint presque à la haute qualité de ses œuvres de 1904 à 1917...». Jean Cassou, pour sa part, non seulement accueillit l'exposition avec enthousiasme, mais voulut un tableau pour le musée. Son choix se porta sur Grand intérieur rouge7, acquis donc par l'État l'année suivante. Choix judicieux ? L'Intérieur rouge est sans doute l'œuvre majeure de cette dernière saison de la vieillesse, une réplique peut-être à L'Atelier rouge de 1911 (The Museum of Modern Art, New York), œuvre clé de la maturité. Alfred Barr8 a comparé terme à terme les deux œuvres, l'espace « centrifuge » mais vu en perspective de 1911, et l'espace rigoureusement synthétique et elliptique de 1948.
Matisse y multiplie les appariements et les contrastes (deux rectangles en haut, deux tables, deux tapis, des oppositions de droites et de courbes, de vides et de pleins) ainsi que les ambiguïtés (les deux fausses fenêtres découpées par un dessin et un tableau accrochés côte à côte sur le mur de l'atelier; le dessin noir et blanc représente la vue d'une fenêtre et ouvre à double titre sur un espace différent dans l'espace rouge de la toile). Ces éléments discontinus, disparates, sont ramenés au même plan, la surface « à l'éclat aveuglant, mais léger, immatériel »9, d'un rouge qui est le rappel et la synthèse glorieuse de tous les rouges de Matisse, celui de la Desserte rouge (1908), celui de L'Atelier rouge (1911), celui des poissons rouges, seules taches cramoisies dans les tableaux de 1914- 1915, le rouge enfin de La Blouse roumaine (1940) et de Nature morte au magnolia (1941). Ce rouge « inonde Grand intérieur rouge, comme il inondait L'Atelier rouge près de quarante ans plus tôt. Mais sa signification est différente. Les choses dans la pièce — pas seulement les tableaux au mur, mais les fleurs qui s'épanouissent dans une brume légèrement iridescente sur la table — maintiennent leur propre qualité réelle. Elles restent intactes — comme préservées dans le rouge, qui leur confère une sorte d'existence. Même la marche diagonale d'espace qui traverse le sol et monte jusqu'aux tableaux est liée à une structure d'arêtes qui coïncident les unes avec les autres, reliant tables et sièges, fleurs et tableaux, si bien que l'une et l'autre sont perçues comme des propriétés naturelles de la planité et de la rougeur du tableau. Nous prenons conscience que nous sommes en présence de la réconciliation qu'il n'appartient qu'aux grands artistes de réaliser dans leur vieillesse. La toile irradie cette réconciliation. Le rouge déborde et va jusqu'à se refléter sur le visage des spectateurs. Ils sont dedans, ils participent d'une condition naturelle des choses et de la peinture. »10
Isabelle Monod-Fontaine
Notes :
1. Intérieur au rideau égyptien, 1948 (The Phillips Collection, Washington); L'Ananas, 1948 (Alex Hillman Family Foundation, New York); La Branche de prunier, fond vert, 1948 (collection particulière); La Branche de prunier, fond ocre, 1948 (collection particulière) ; Intérieur à la fougère, 1948 (collection Otto Preminger, New York); et Grand Intérieur rouge.
2. De 1949 à 1951 Matisse se consacrera essentiellement à la chapelle de Vence, inaugurée le 25 juin 1951. Jusqu'en 1954, il travaillera surtout aux grandes gouaches découpées et aux dessins à l'encre de Chine.
3. « J'insiste sur la qualité spéciale du dessin au pinceau qui par un moyen réduit, contienttoutes les qualités d'un tableau ou d'une peinture murale. Le blanc — ses surfaces prennent leur qualité par le noir. C'est toujours la couleur qui joue, même quand le dessin n'est figuré que par un trait continu. » Texte inédit de Henri Matisse, écrit pour la présentation du catalogue « Paris 1949 », et publié avec des retouches, non signé, dans le catalogue (Archives du MNAM).
4. Intérieur à la fenêtre au palmier, 1948.
5. L'Ananas, 1948 (Alex Hilmann Family Foundation, New York).
6. Christian Zervos, « À propos de l'exposition Matisse au Musée d'art moderne de Paris », Cahiers d'Art, 1949, n° 1, p. 159.
7. Cf. la lettre adressée par Matisse à Jean Cassou le 26 juin 1949 (Archives du MNAM) : « Cher Monsieur Cassou, votre lettre tellement laudative me confond. Se peut-il que j'ai mérité tous vos compliments. Je ne puis cependant les écouter que d'une oreille, car je n'ai pas encore terminé ma route et je doix conclure. Votre demande d'achat soutient vos éloges. Je ne puis disposer que du dessin n° 21. Le Grand intérieur rouge sera pour vous...»
8. Alfred H. Barr, Matisse, his Art and his Public, New York, The Museum of Modern Art, 1951, p. 277.
9. Pierre Schneider, Matisse, Paris, Flammarion, 1984, p. 650.
10. Laurence Gowing, texte d'introduction au catalogue Matisse, 1869-1954, Londres, Hayward Gallery, 3 juillet-8 septembre 1968, p. 41 (traduction Dominique Fourcade).
Bibliographical references :
Verve, vol. VI, n° 21 et 22, 1er octobre 1948
« Présence de Matisse », in L'Age Nouveau, n° 39, s.p. , juin 1948
Cahiers d'Art, n° 1, contient un article de Christian Zervos, « À propos de l'exposition Matisse au Musée d'art moderne de Paris », pp. 159-170 , 1949
Alfred H. Barr, Matisse, his Art and his Public, New York, The Museum of Modern Art, 1951
Bernard Dorival, « Chronique de l'art ancien et moderne — Le XX' siècle », in La Revue des Arts, n° 4, pp. 252-255 , 1952
Georges Salles, « Visit to Matisse », in Art News Annual, n° 21, pp. 36-39, 1952
Clement Greenberg, Matisse, New York, Harry N. Abrams, 1953
Jean Cassou, Bernard Dorival, Geneviève Homolle, Musée national d'art moderne, catalogue-guide, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1954
Gaston Diehl, Henri Matisse, Paris, Nouvelles Éditions Françaises, 1970
Sam Hunter, Henri Matisse, Book of the Month Club, New York, The Metropolitan Museum of Art, 1956
H. Neumayer, Fauvismus, (Zeit und Farbe), Vienne, Verlag Brüder Rosenbaum, 1956
Bernard Dorival, Les Peintres du XXe siècle, Paris Éditions Pierre Tisné, 1952
Louis Aragon, « Henri Matisse ou le peintre français », in Jardin des Arts, n° 106, septembre 1963
Jean Cocteau, « Matisse et Picasso », in Le Matin, Anvers, 16 mai 1963
Jean Leymarie, Matisse. I maestri del colore , n° 50 Milan, Fratelli Fabbri editori, 1964
« Matisse the Magnificent at UCLA », in Newsweek, 17 janvier 1966
Frederick Brill, Matisse, Londres, Paul Hamlyn Ltd, 1967
Jean Guichard-Meili, Henri Matisse, son œuvre, son univers, Paris,Fernand Hazan, 1967
Jean-Jacques Levêque, « Matisse 1 » et « Matisse 2 », in La Galerie des Arts, n°44 et 45, mai et juin 1967
Giuseppe Marchiori, Henri Matisse, Paris, La Bibliothèque des Arts, 1967
Giuseppe Marchiori, « Evoluzione di Matisse », in L'Arte Moderna, vol. X, n° 83 , 1967
Jean-Jacques Levêque, Matisse, Paris, Club d'art Bordas, 1968
Kenjiro Okamoto, Bonnard-Matisse, Tokyo, The Kawade Shobo, 1968
John Russell, The World of Matisse, 1869-1954, New York, Time Life-Books, 1969
Gaston Diehl, Henri Matisse, Paris, Nouvelles Éditions Françaises, 1970
« Spécial Matisse », in Le Figaro Littéraire, 20-26 avril 1970
Pierre Schneider, introduction au catalogue Henri Matisse. Exposition du centenaire, Paris, Grand Palais, avril-septembre , 1970
XXe siècle, numéro spécial : « Hommage à Henri Matisse », 1970
Louis Aragon, Henri Matisse. Roman, Paris, Gallimard , (2 vol.) , 1971
Sandra Orienti, Henri Matisse, Florence, G.C. Sansoni, 1971
Victor I. Carlson, introduction au catalogue Matisse as a draughtsman, Baltimore, The Baltimore Museum of Art, 12 janvier-21 février // San Francisco, California Palace of the Legion of Honor, 20 mars-9 mai // Chicago, The Art Institute of Chicago 26 mai-10 juillet, pp. 11-19, et commentaires aux notices de ce même catalogue, 1971
Albert E. Elsen, The Sculpture of Henri Matisse, New York, Harry N. Abrams, 1972
« Aux frontières d'une nouvelle aventure », in Galerie Jardin des Arts, n° 139, pp. 67-82 , juillet-août 1974
Neagu Radulescu, Matisse, Bucarest, Editura Meridiane, 1974
Isabelle Monod-Fontaine, Matisse, Paris, « Collections du Musée national d'art moderne », Centre Georges Pompidou, 1979. Le présent ouvrage en est la deuxième édition revue et augmentée.
Pierre Schneider, Matisse, Paris, Flammarion, 1984
Jean Guichard-Meili, Matisse, Paris,Éditions Aimery Somogy, 1986.
La Collection du Musée national d'art moderne, Paris, Centre Georges Pompidou, 1986
Source :
Extrait du catalogue Œuvres de Matisse, catalogue établi par Isabelle Monod-Fontaine, Anne Baldassari et Claude Laugier, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1989
Analysis
En 1943, Matisse s’installe dans l’arrière-pays de Nice, sur la colline de Vence, dans la villa Le Rêve. Après la « floraison » en dessins des années 1941-1942, après les années difficiles de la guerre, principalement consacrées aux dessins et à Jazz (1947, AM 10894 GR et AM 1978-749), vient le temps d’une floraison en peinture. C’est à partir de 1946 et jusqu’en 1948 la saison des « Intérieurs » de Vence : « Je n’ai jamais été aussi clairement en avant dans l’expression des couleurs », écrit Matisse à son vieil ami André Rouveyre, le 15 mai 1947, à propos de cette suite éblouissante, qui sera exposée de juin à septembre 1949 au Musée national d’art moderne. Son directeur, Jean Cassou, choisit alors pour la collection Grand intérieur rouge, qui sera acheté par l’État l’année suivante. Choix judicieux : cette grande toile est la dernière peinte de la série (achevée au printemps 1948) et sûrement la plus synthétique. C’est aussi la conclusion majestueuse d’une vie de « peintre », car Matisse consacrera ses dernières années d’abord à la chapelle de Vence (de 1949 à 1951), puis aux grandes gouaches découpées et aux dessins au pinceau et peindra seulement deux tableaux en cinq ans.
Dans cette toile, à la composition bien plus subtile qu’il n’y paraît au premier regard, Matisse multiplie les appariements et les contrastes. Si les objets vont par paires – au mur une toile et un dessin pareillement rectangulaires, deux tables, deux tapis –, ils sont aussi reliés par des jeux de contrastes (guéridon à arabesques et table rectangulaire moulurée ; une peau de bête unie, une autre mouchetée, etc.) et d’échos (on retrouve la peau-tapis jaune ocre du premier plan à gauche, dans le tableau – un autre « Intérieur » de la même série intitulée L’Ananas – accroché à droite). Le dessin en noir et blanc représente une fenêtre et découpe à double titre un espace différent dans le rouge qui domine. Car ces éléments discontinus sont ramenés au même plan par l’enveloppement, l’envahissement, d’une « mer de rouge » (Yve-Alain Bois, Paris, 1998, op. cit.).
Ce rouge éclatant renvoie bien entendu à celui de L’Atelier rouge (1911, New York, MoMA), mais aussi à tous les autres fonds rouges matissiens. Dans sa pulsation, le dessin se réconcilie, enfin, avec la couleur, tout en préservant sa qualité : quelques lignes (noires, nimbées d’un jaune pâle) suffisent à indiquer une perspective, le creusement de l’espace (le fauteuil et la table placés de biais). Le rouge immatériel s’insinue tout autour, sans parvenir à les entamer.
Isabelle Monod-Fontaine
Source :
Extrait du catalogue Collection art moderne - La collection du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, sous la direction de Brigitte Leal, Paris, Centre Pompidou, 2007