Sans titre

Antoine Pevsner a d’abord été peintre et dessinateur avant de se consacrer principalement à la sculpture après son installation en France en 1923. Sorti de l’École d’art de Kiev en 1910, avec le titre de professeur de dessin et de dessin technique, il enseigne cette matière de 1917 à 1923 dans les ateliers moscovites (Svomas, Inkhouk et Vkhoutémas) où naît le constructivisme, notamment sous l’impulsion du Manifeste réaliste, qu’il écrit en 1920 avec son frère Naoum Gabo. Pevsner minorait cependant volontiers l’importance de cet aspect de son œuvre, pour éviter qu’on pût croire qu’il dessinât avant de créer dans l’espace, comme le fait classiquement un sculpteur : il insistait au contraire sur le fait qu’il travaillait directement le métal, en partant tout au plus d’une maquette. En réalité, l’ampleur et la qualité de son œuvre graphique attestent qu’elle ne fut pas une activité accessoire.

Réalisés le plus souvent au graphite fortement frotté, estompé, voire gommé – technique simple et efficace qui peut évoquer la manière de l’artiste ukrainien Mikhaïl Vroubel, pionnier des arts novateurs en Russie –, les dessins de Pevsner sont comme des gammes, significatives des différents enjeux de sa création. Sobrement géométrisée, construite autour de la forme circulaire des orbites – l’œil étant pour Pevsner un motif récurrent –, Tête d’homme, datée de 1923, trahit des tendances expressionnistes présentes antérieurement dans son œuvre, notamment dans deux autoportraits grimaçants de 1911 (Dorival, 1965, p. 24-25). Au-delà de ce qui semble encore un « portrait » réel, l’essentiel de ses recherches s’y annonce : synthétisation des formes dans un volume global, contrastes d’ombres et de lumières, effets de transparence. Comme quelques masques en celluloïd créés en 1923-1924 le manifestent avec force, le visage constitue une thématique importante dans la recherche plastique de Pevsner, liée en particulier à l’intérêt qu’il éprouve pour l’art de l’icône. L’icône est, en effet, à l’origine de sa découverte de la perspective inversée qui l’a conduit à employer de manière caractéristique « [des] surfaces, tantôt fuyantes, tantôt saillantes [et des] formes qui paraissent tantôt ouvertes, tantôt fermées ».

La représentation dessinée d’un buste de femme (Figure géométrique, 1923), où s’affirment des effets cinétiques produits par l’alternance de formes concaves et convexes, est proche de manière évidente de deux constructions de 1925 – le Torse en cuivre et celluloïd du MOMA, et la Figure en cuivre de l’ancienne collection Tzara – mais aussi de la statue de Vénus présente dans la scénographie du ballet La Chatte, conçue par Pevsner et par Gabo pour les Ballets russes de Diaghilev en 1927. Ce dessin témoigne d’une analyse abstraite du corps, fondée sur une construction géométrique rigoureuse, qui n’interdit pas la sensualité du trait galbé.

La Figure géométrique (1925) semble se rapporter à la Construction dans l’œuf (1948), de l’Albright-Knox Art Gallery – elle serait donc plus tardive que la date indiquée. Remarquable pour ses effets de clair-obscur et de transparence, elle n’en est pas moins représentative de l’intérêt de Pevsner pour la problématique de la lumière qui s’infiltre au cœur de l’œuvre, glissant sur les matériaux avec lesquels celle-ci a été construite, et, d’une manière plus générale, de sa capacité poétique à inscrire dans des formes nouvelles les rythmes éternels de l’univers.

Pierre Brullé

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008