Homme assis et tête d'homme

Les années 1899-1903, à la charnière du siècle, témoignent d'un insistant travail d'assimilation par Matisse de l'art de Paul Cézanne1. Il réalise durant cette période de nombreuses toiles où cette influence est manifeste. Parmi celles-ci, Modèle masculin, Intérieur d'atelier, Modèle aux chaussons roses, Nu debout2, s'apparentent par leur thème — nus dans l'atelier — aux deux dessins du MNAM. Dans ces tableaux, Matisse applique les principes cézanniens de construction de l'espace par les passages de la couleur et des volumes par la simplification géométrique: « Le dessin pur est une abstraction. Le dessin et la couleur ne sont point distincts, tout dans la nature étant coloré (...) La forme et le contour des objets nous sont donnés par les oppositions et les contrastes qui résultent de leur coloration particulière. » Conformément à ces définitions, les dessins du maître d'Aix substituent au tracé académique une composition « de petits traits dans différentes directions, dont chacun semble tenir lieu d'un coup de pinceau, la couleur étant comme 'inventée' par le crayon3. Matisse adopte très tôt cette manière de dessiner « dans le sens du mouvement, par des traits assemblés le long du contour »4.

Homme assis et tête d'homme dénote une technique presque cinétique où le modèle est saisi dans une approximation graphique qui démultiplie le tracé de chaque membre, surcharge la ligne au point d'engendrer des ombres, des épaisseurs, des fonds. La volumétrie du sujet y est donnée par une fragmentation de l'arabesque. L'espace de la feuille, divisée par une ligne horizontale, confronte le dessin au crayon de type cézannien avec un dessin cursif à l'encre proche de la caricature ou du graffiti. L'expressivité du modèle est synthétisée dans une sorte de schéma qui renvoie aux séances de croquis dans la rue que Matisse pratique à la même époque. De fait, son travail de dessin se partagera par la suite selon l'axe de ces deux techniques antagoniques. Parfois, comme dans Jeune fille avec tulipes (1910)5, se retrouvera, consignée dans le même espace, cette double lecture du modèle.

Nu debout, de dos, appartient probablement au même cahier et à la même série d'études que le précédent dessin. Peut-être réalisé durant les rapides séances de pose de l'Académie Colarossi6, il constitue par sa brutale mise en place du modèle, le traitement anguleux du corps, la violence des ratures et des effacements, une démonstration de la méthode « constructive » chez Matisse: « Il ne faut jamais oublier les lignes de construction, axes des épaules et du bassin; non plus que ceux des jambes, des bras, du cou et de la tête. C'est cette construction de la forme qui donne à celle-ci son expression essentielle. (...) Souvenez-vous que le caractère spécifique d'une courbe est plus aisément et plus fortement marqué par contraste avec la ligne droite qui l'accompagne si souvent. (...) Le pied du modèle posé sur l'estrade fait une ligne aussi droite et tranchée qu'une incision. Donnez à ce trait son importance. Cette enflure de chair légèrement affaissée n'est qu'une vétille que l'on peut ajouter, mais seule compte la ligne dans le caractère de la pose. »7 Ces propos de 1908, postérieurs aux expériences essentiellement chromatiques du néo-impressionnisme et du fauvisme, témoignent de la permanence chez Matisse d'une même approche du dessin.

Anne Baldessari

Notes :

1. Ambroise Vollard ouvre en 1893 une galerie d'art rue Lafitte et consacre à Cézanne en 1895 une importante exposition de peinture. Matisse lui acheta en 1899 le petit tableau de Cézanne Trois baigneuses, 1879-1882.

2. Modèle aux chaussons roses, 1900 (collection particulière); Intérieur d'atelier, 1899 (Musée Matisse, Le Cateau-Cambresis); Modèle masculin, 1900 (collection particulière).

3. John Rewald, Cézanne, Paris, Flammarion, 1986, p. 234.

4. Dans Propos à Pierre Courthion, Paris, 1979 (concernant les entretiens avec Matisse, Lyon, Nice, printemps 1941).

5. Jeune fille avec tulipes (Jeanne Vaderin), 1910 (fusain sur papier, The Museum of Modern Art, New York). cf. sur ce point l'analyse de John Elderfield, dans The Drawings of Henri Matisse, Londres, Thames and Hudson, Ltd, 1984 (introduction de John Golding). Ouvrage publié à l'occasion de l'exposition des dessins, Londres, Hayward Gallery, 4 octobre 1984-6 janvier 1985 // New York, The Museum of Modern Art, 27 février-14 mai, p. 60.

6. Pierre Schneider, Matisse, Paris, Flammarion, 1984, p. 725 (Éléments de biographie).

7. Cité par Sarah Stein, élève de Matisse en 1908. Ces notes ont été publiées en anglais par Alfred H. Barr (« A Great Artist Speaks to his Students), in Alfred H. Barr, Matisse, his Art and his Public, New York, The Museum of Modern Art, 1951. La version française a été publiée dans l'ouvrage Henri Matisse, Écrits et propos sur l'art, édition établie par Dominique Fourcade, Paris, Hermann, 1972., pp. 64-74.

Source :
Extrait du catalogue Œuvres de Matisse, catalogue établi par Isabelle Monod-Fontaine, Anne Baldassari et Claude Laugier, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1989