Personnage au grand oeil bleu

Pour cet artiste-écrivain autodidacte – initié à l’art par Otto Freundlich et Albert Gleizes –, dénué de ressources matérielles, le papier (papiers de toutes sortes récupérés ici et là) constitue le lieu naturel et immédiat d’une production qui se définit comme une pratique libre, vitale, et relève d’une expression essentiellement graphique. Dès 1947, année de son exposition parisienne à la galerie L’Arc-en-Ciel, organisée par Jean Paulhan et Jean Dubuffet, Chaissac élabore des assemblages et des dessins qui le rapprochent de l’Art brut, défini par Dubuffet en 1945, et avec lequel le futur auteur de Hippobosque au bocage (1951) prendra toutefois ses distances. Constituées d’éléments courants les plus divers, ces réalisations voisineraient davantage, par leur picturalité, avec les assemblages collés de Kurt Schwitters.

En 1960, Chaissac inaugure la production de ses grands « totems » sur bois avant qu’il n’envisage de les façonner avec des papiers peints, à maroufler sur un support rigide. Ses collages donnent corps à des personnages monumentaux, des figures-troncs fantasques et drolatiques, empilements verticaux de fragments hétéroclites aux contours soulignés par des cernes noirs à l’encre. Transcendés, les papiers peints récupérés créent un support magique et propice à la vitalité expressive de ces totems, dont les têtes, privilégiées, deviennent autant de motifs propres, définis par l’artiste avec un humour à la fois savoureux et grinçant. Comme le souligne Florence de Mèredieu, ces figures sont « mésomorphes », destinées à « toutes les osmoses, fusions et métamorphoses ». Construisant le corps à partir de formes imbriquées les unes dans les autres, Chaissac joue des disproportions d’échelle et des surprises de découpes, dont résulte un déséquilibre dansant et chaotique, entre abstraction et figuration. En 1957, le peintre précise à Dubuffet : « Il fut un temps où, trouvant que j’avais trop peint de bonshommes, je les transformais en peintures abstraites, mais voilà que j’aurais plutôt tendance à faire de mes non-figuratifs des bonshommes. » Dans Personnage au grand œil bleu – un des trois totems en papier de la collection –, quelques signes seulement composent une figure identifiable. Les couleurs fanées des papiers peints utilisés participent de l’allure décalée et fantaisiste de ce bonhomme asexué. Pas d’anatomie humaine, la tête elle-même n’est plus qu’un masque, un double irréel et goguenard, de profil ou de face, que Chaissac associe aux hommes « assez primitifs ».

Toujours disloquée en plusieurs morceaux assemblés ou dispersés sur l’espace de la feuille comme autant de pièces d’un puzzle, la figure humaine reste omniprésente dans la série des collages réalisés à la même date, consacrés dans la galerie new-yorkaise de Daniel Cordier en 1964 : Chaissac décline une figuration impossible, par le cerne grossier et le tatouage de pictogrammes, qui tendrait à insuffler à ces pantins une vie originelle, toujours réinventée.

Camille Morando

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008