Dem Fürsten von Sibirien (Au prince de Sibérie)
1924
Detailed description
Artist |
Kurt Schwitters
(1887, Allemagne - 1948, Royaume-uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du nord) |
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Main title | Dem Fürsten von Sibirien (Au prince de Sibérie) |
Creation date | 1924 |
Domain | Dessin | Collage |
Techniques | Mine graphite, encre vaporisée, frottage aux pastels gras, imprimés et papiers collés sur papier |
Dimensions | 23,6 x 22,7 cm |
Inscriptions | Signé et daté en bas à gauche : K.Schwitters 1924 / kwz |
Acquisition | Legs de Nina Kandinsky, 1981 |
Collection area | Cabinet d'art graphique |
Inventory no. | AM 81-65-893 |
Analysis
En 1919, à Berlin, Kurt Schwitters, armé de ciseaux et de colle, découpe la syllabe « merz » d’une annonce pour la Kommerz und Privatbank et l’intègre à une composition mêlant peinture et divers matériaux trouvés. Cet élément textuel donne non seulement son titre à son tableau fondateur, Das Merzbild (disparu depuis l’exposition « L’Art dégénéré », en 1937), mais acquiert, dès la première présentation de ses assemblages à la galerie berlinoise Der Sturm, en juillet 1919, une signification générique : sont qualifiés de « merz » les collages et les assemblages, et bientôt toutes les autres créations et activités (sculpture, construction, poésie, réclame) de l’artiste, qui va jusqu’à s’identifier lui-même à Merz. L’un des principes essentiels de Merz est d’utiliser « tous les matériaux imaginables », avec la volonté déclarée de « construire des choses nouvelles à partir des débris » et des « ordures » – ceux-là mêmes qui marquent la misère de l’immédiat après-guerre à Berlin, après la défaite. À ses assemblages de matériaux pauvres préside en réalité un dessein constructif, mais aussi « esthétique », qui est fort éloigné des revendications des dadaïstes berlinois : lorsque ces derniers organisent une « Foire » dans une librairie, juxtaposent œuvres originales et imprimés, clouent un tableau par-dessus un autre et ne prêtent guère attention au devenir de leurs « productions », Schwitters prépare consciencieusement une « exposition » à la galerie Der Sturm, encadre ses assemblages, présente ses collages dans des passe-partout, les signe, les intitule et les date ; lorsque ses amis inventent le terme « photomontage » pour afficher leur volonté d’assimiler leur activité à celle du mécanicien, Schwitters conserve le vocabulaire traditionnel, et qualifie ses collages de « dessins » et ses assemblages de « tableaux » ; lorsqu’ils congédient la peinture, lui ne s’envisage pas autrement que comme peintre – mais un peintre qui colle ses dessins et cloue ses tableaux.
Cette fonction picturale, Merzzeichnung 54. Fallende Werte (1920) la manifeste de manière exemplaire : les morceaux de papier et de tissus divers valent, non pour ce qu’ils ont pu un temps signifier, mais pour leurs seules qualités plastiques ; ils sont utilisés, à l’instar d’une couche d’aquarelle ou d’un coup de crayon, à titre de surfaces, lignes, couleurs, transparences, mais avec cette particularité de gratifier cette sorte de peinture d’une dimension haptique, par l’introduction de matériaux réels. La gamme chromatique quasi cézanienne de l’œuvre, où dominent le beige, le vert et le bleu, ainsi que sa composition, basée sur des diagonales, sont propres aux premières productions Merz, où l’influence du cubofuturisme est dépassée au profit d’une forme abstraite inédite.
Dès 1922-1923 s’affirme dans les collages de Schwitters une composition nouvelle, définie par une structuration orthogonale de papiers en nombre restreint ; ils sont découpés plutôt que déchirés, quadrangulaires ou rectangulaires plutôt que triangulaires, unis plutôt qu’imprimés. C’est le cas du Dem Fürsten von Sibirien (1924) dédicacé à Kandinsky, venu en visite à Hanovre, en décembre 1924, chez Schwitters – lequel aurait suscité de la part du professeur du Bauhaus ce commentaire : « Il possède l’innocence d’une enfant qui flaire un mystère dans les frivolités. » (Nina Kandinsky, Kandinsky et moi, 1978). Fascination réciproque : la répétition du mot « Gold », imprimé au centre, pourrait être une allusion à l’intuition de Kandinsky, qui, dans Du spirituel dans l’art (1912), annonçait les développements de la poésie abstraite, dont Schwitters devait devenir l’un des principaux créateurs : « Un mot qu’on répète, jeu auquel la jeunesse aime se livrer et qu’elle oublie ensuite, finit par perdre toute référence à son sens extérieur. La valeur devenue abstraite de l’objet désigné disparaît ; seul le “ son ” demeure. » La composition du collage, surtout, se réfère ouvertement à la géométrie constructive enseignée au Bauhaus en réaction à l’expressionnisme abstrait des années 1910. Familier de l’institution – à laquelle il contribue cependant, avec son complice I. K. Bonset, à inoculer le « microbe » dada –, Schwitters est visiblement marqué en 1924 par l’esthétique constructiviste qui s’y développe. Il la connaissait aussi à travers Ivan Puni ou El Lissitzky, et Moholy-Nagy : tous ont participé avec lui au Congrès de Weimar en 1922.
1926 : c’est le moment où Schwitters, qui participe à Berlin à la Grosse Berliner Ausstellung – encore dans la section des Abstraits –, invente l’ironique « Monstructivisme » (des trois M : Moholy-Nagy, Mondrian et Malevitch) : comme son ami de longue date Jean Arp, sous l’influence duquel il réalisa ses premiers collages en 1918, avant même la fondation de Merz, et auquel il rendra plusieurs fois visite à Paris, il se défie du rigorisme de l’abstraction et de la géométrie, et privilégie le rythme naturel. Dans son collage MZ 1926,2. Selbst oben (1926), il mêle ainsi, avec une grande liberté de jeu, un assemblage orthogonal et un collage de papiers déchirés et, fait rare, introduit un fragment photographique d’une silhouette humaine découpée. Il l’offre à Sophie Taeuber-Arp (« für Janssen », ainsi qu’il aimait la surnommer), une des artistes constructivistes les plus libres du groupe, à l’occasion de son dernier séjour à Paris, en 1936. Le titre, Selbst oben [Soi-même en haut], serait une allusion à son atelier, au premier étage de la maison qu’elle avait construite à Clamart, tandis qu’au rez-de-chaussée travaillait Jean Arp.
En distribuant ses matériaux sur la surface du tableau, en les déformant (par fragmentation, torsion, recouvrement), Schwitters pensait réussir à les « dématérialiser », à leur ôter leur « poison propre », autrement dit leur identité, leur histoire et toute connotation d’usage, qu’elle soit commerciale, sociale, politique ou autre. Pourtant, nombreux sont, dans ses collages, les fragments du réel qui invitent à une lecture non pas tant plastique que référentielle. Ces occurrences ne semblent pas accidentelles, mais bien plutôt intentionnelles, et il faut y voir, de la part de Schwitters – qui, en 1933, est contraint de résider longuement en Norvège, et, en 1937, s’y exile définitivement – une forte implication politique et autobiographique, dans le contexte des débuts de la République de Weimar et de la montée du nationalsocialisme, puis de la Seconde Guerre mondiale. Daté de 1939, le collage Prikken paa I en, où figurent deux feuilles de calendrier des 15 et 16 novembre, fait directement référence au déclenchement du conflit, auquel Schwitters se réfère par un article sur Danzig, théâtre du début des hostilités. À côté de celui-ci est insérée la photographie du général Sperle, commandant dans la Luftwaffe, qui s’est illustré pendant la guerre civile espagnole et qui participera, en 1940, à la Bataille d’Angleterre. L’emblème – fractionné – de l’aigle nazi, en bas au centre, fait définitivement planer l’ombre du drame. À droite du collage est indiquée la nouvelle adresse de Schwitters : Lysaker, près d’Oslo ; au centre, celle de Hanovre, où il a laissé l’œuvre de sa vie, le Merzbau, et son épouse, Helma, qu’il ne cessera d’aimer par-delà la distance et l’absence. Au-dessus, au centre précis du collage, apparaît un « i » : celui de l’« art-i », cette forme particulière de Merz inventée en 1920, qui consiste à reconnaître comme œuvre d’art un fragment du réel (généralement une feuille de macule) n’ayant subi aucune intervention de l’artiste ; une planche d’apprentissage de la lecture avait été ainsi élevée au rang de premier « poème-i » : « /i/ Lis : monte, descends, monte, un point dessus. » Mettre le point sur le « i » : c’est bien ce que fait Schwitters dans ce collage complexe, qui est tout autant un message personnel qu’une ultime leçon, en nous invitant à y circuler – monter, descendre, monter –, pour y lire au moins immédiatement un témoignage et, au-delà, peut-être, une déclaration d’intention. Car le « i » de l’« art-i » est aussi, en allemand, le « i » du pronom « ich » : Je.
Isabelle Ewig
Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008