Autoportrait au chapeau de paille

Cet Autoportrait au chapeau de paille, datant de juin 1945, appartient à une série de dessins à la plume notamment ceux reproduits qui complètent les autoportraits de 1927 et 19371. Entre ces deux moments de l'œuvre, Matisse a, en effet, mis au point le dispositif du « thème » et de ses « variations » qui oppose au travail de condensation exécuté au fusain l'aventure graphique des « dessins inspirés », variations. L'artiste précise: « Quant à la confection de mes dessins d'étude, mes Thèmes, mon action ne m'est pas encore apparue aussi clairement, parce qu'elle est beaucoup plus complexe et très volontaire. Ce 'très volontaire' est un obstacle sérieux à la clairvoyance de ce qui compte le plus — parce que ce 'très volontaire' empêche l'instinct de surgir en toute évidence. »2 Cette réticence à l'égard du dessin au fusain recoupe ce que l'artiste dénonce dans le portrait photographique dont la nature « anthropométrique » occulte plus qu'elle ne dévoile ce qui formerait pour Matisse l'identité du modèle : une multiplicité d'apparences, d'expressions, de points de vue. Ainsi les Autoportraits de 1945 explorent sous ses aspects les plus contrastés l'univers psycho-anatomique de l'artiste. Le Chapeau de paille d'Italie, dont il avait fait une nature morte l'année précédente, a sans doute été le « déclencheur » de cette série qui pousse les dissemblances jusqu'au grotesque, caricaturant les rapports entretenus par une tête et un chapeau. La « distanciation graphique », prise par Matisse envers son image, peut s'expliquer diversement : hommage aux Autoportraits au chapeau de paille de Van Gogh ; stupeur due à l'année 1944-1945 qui vit la femme et la fille de l'artiste emprisonnées pour faits de résistance ; notation des combinaisons expressives d'un patrimoine physique dont chaque état renverrait à un membre de sa famille ainsi qu'il peut alors l'étudier pour fixer le portrait de Charles d'Orléans3 ; inquiétude devant l'œuvre à terminer, à engager dont témoigne sa correspondance de 1945 ; ruse de masques avec la mort ? ... Quelle que soit l'interprétation de ce polymorphisme des dessins, leur exécution utilise un registre plastique homogène qui confère sa force à la série et permet que «...visage, fond, transparence des lunettes, ainsi que le sentiment du poids des choses, — tout cela intraduisible avec des mots mais simplement (...) par le compartimentage du papier, délimité par une simple ligne presque toujours égale d'épaisseur — restent les mêmes »4. Ainsi seraient, à la fois, assurées la définition identitaire du modèle et la cohérence esthétique du projet.

Anne Baldessari

Notes :

1. Cf. Catalogue Matisse, Paris, Galerie Dina Vierny, juin-juillet 1982, pp. 9-11 et 40-43.

2. Henri Matisse, Écrits et propos sur l'art, édition établie par Dominique Fourcade, Paris, Hermann, 1972, p. 164, (« Notes de Matisse sur Thèmes et variations », Louis Aragon, Henri Matisse. Roman, Paris, Gallimard (vol. 1), 1971.

3. Ibid., pp. 228-230. « Entretien avec Régine Pernoud » (« Nous manquions d'un portrait de Charles d'Orléans... Henri Matisse vient d'en composer un », 1950).

4. Ibid., p. 174. (L'Exactitude n'est pas la vérité.)

Source :
Extrait du catalogue Œuvres de Matisse, catalogue établi par Isabelle Monod-Fontaine, Anne Baldassari et Claude Laugier, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1989