Azur

En 2002, pour sa première exposition à New York depuis six ans, Nancy Spero présente dans la galerie Lelong deux frises monumentales sur papier, qui se font face et se complètent : Hours of the Night II (2001), composée de dix frises verticales, et qui prend sa source dans une œuvre que l’artiste affectionne, le Livre des morts égyptien, dont elle avait déjà donné une interprétation politique et féministe en 1974 ; et Azur [2002], dont le titre et la composition horizontale semblent proposer un contrepoint diurne à la première œuvre, mais qui puise, en réalité, aux mêmes sources iconographiques. Visage grimaçant de la Marianne de l’Arc de triomphe, tête de Méduse aux serpents, antiques déesses de la fertilité et ménades, héroïnes de séries B, résistantes allemandes et déesse du ciel égyptien arc-boutée : ce sont là les figures féminines, hétéroclites, anachroniques, qui peuplent les frises de papier. Depuis le Codex Artaud (1971-1972), Nancy Spero utilise presque systématiquement ce dispositif narratif, quasi épique, comme moyen d’expression, se situant ainsi dans la tradition des papyrus égyptiens, des rouleaux chinois, des frises antiques, comme des tapisseries et décors muraux médiévaux.

La taille du dispositif – fait de trente-neuf panneaux – et la présence visuelle d’ Azur permettent de le comparer aux pièces les plus ambitieuses de l’artiste – Torture of Women (1976), Notes in Time on Women (1979), qui sont des suites sur papier, ou, plus récemment, Artemis, Acrobats, Divas and Dancers (1999-2000), commande publique réalisée en mosaïque dans la station Lincoln Center du métro new-yorkais – si ce n’est que l’artiste a choisi d’y évoquer l’anxiété que génère le monde contemporain par des couleurs vives et saturées. Dans Azur , la maîtrise des diverses techniques graphiques de production d’images que Nancy Spero emploie – tampons, sérigraphie, collage, dessin – lui permet, comme souvent, d’offrir une double lecture : sensuelle, narrative, dynamique et rythmée par la couleur, en premier lieu ; historique et politique, réfléchie et grave, en second lieu, lorsque la lecture des motifs permet de tisser d’autres formes de récits. Les quelques éléments écrits sur les feuilles, seuls restes depuis son abandon du texte depuis la fin des années 1970, en disent long sur la signification profonde de l’œuvre : le mot « explicit » écrit au pochoir au-dessus d’un nu style Playboy, ou la pancarte portée par Masha Bruskina, jeune résistante victime de la Gestapo, sur la photo qui annonce son martyre, indiquent qu’il s’agit là encore d’un manifeste dénonciateur des différentes formes de barbarie qui entachent le monde contemporain.

Camille Morineau

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne , sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008